Lutte des places
"La notion de « lutte des places » a été développée au sein du Laboratoire de changement social dans les années 1990 dans le cadre d’un programme de recherche « Honte et pauvreté » (Gaulejac, Taboada-Leonetti, 1994). Elle désigne la lutte d’individus solitaires contre la société pour retrouver une « place », c’est-à-dire un statut, une identité, une reconnaissance, une existence sociale...
Lorsqu’on est chômeur, précaire, sans logement, pauvre, jeune de la rue ou immigré, la revendication essentielle n’est pas de changer la société mais d’y trouver une place. En ce sens, on peut dire que dans les sociétés hypermodernes la lutte des places se substitue à la lutte des classes. Les dominés sont moins préoccupés de se mobiliser collectivement pour prendre le pouvoir et changer la société, que de se mobiliser individuellement pour exister socialement dans la société telle qu’elle est. Chaque individu est renvoyé à lui-même pour « fabriquer son existence ». Telle est la caractéristique majeure des sociétés contemporaines. Il convient de devenir l’entrepreneur de sa propre vie. Si les classes sociales n’ont pas disparu, la lutte des classes comme moteur de l’histoire n’est plus d’actualité. Chacun est mobilisé pour améliorer son sort dans l’ordre des places, plutôt que de lutter pour changer l’ordre social. Les solidarités collectives s’étiolent pour favoriser la réussite individuelle. La promotion individuelle devient la préoccupation première au détriment des solidarités collectives…"
cairn.info Lutte des places Vincent de Gaulejac Dans Dictionnaire de sociologie clinique (2019), pages 406 à 408
"Cette réédition, profondément remaniée, d’un ouvrage de 1994 décrit le passage du prolétariat au précariat, de la lutte des classes à une lutte contemporaine « d’individus isolés contre la société pour trouver une ‘place’, c’est-à-dire un statut, une identité, une reconnaissance ». Au cœur du propos, la notion de désinsertion sociale qui correspond à l’exclusion des différentes dimensions de l’existence sociale : chômage, pauvreté, isolement, stigmatisation et dévalorisation. Après en avoir présenté les différentes étapes (toujours incarnées et exemplifiées), les auteurs proposent une typologie des réponses, essentiellement individuelles, apportées à ce processus (« stratégies de contournement », « réactions défensives », « mécanismes de désengagement »). La force de l’ouvrage tient à l’attention prêtée aux vies singulières, inscrites dans des structures sociales dont le poids est rappelé : ainsi celle de Robert, 49 ans, ancien patron d’un bar, réduit au RSA ; de Denise, ancienne infirmière, qui a vécu dans la rue, ne recourant aux aides sociales qu’à 60 ans du fait de sa santé déclinante… Cette attention permet de révéler le puissant sentiment de honte – cet « envers de l’excellence » – et les autres violences symboliques endurées, expliquant en partie la grande complexité de la relation d’aide (une partie est consacrée au traitement institutionnel de la désinsertion). Face à la vulnérabilité accrue de nos sociétés et des individus, les auteurs appellent à dépasser la thèse selon laquelle la croissance permettrait seule de lutter contre l’exclusion, en ouvrant un débat de fond sur le partage du travail – l’emploi est aujourd’hui l’élément déterminant de l’existence sociale –, et au-delà en repensant les bases mêmes de l’« ordre social »… La question reste béante : « Peut-on inventer des rapports sociaux qui permettent de vivre indépendamment de l’utilité productive de chacun ? »
21 janvier 2015"
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