Jeunes en errance
"Qu’est-ce qui prime dans la qualification des problèmes de ce public : sa jeunesse ou son errance ? Cette question interroge les atermoiements d’une action publique qui oscille entre un traitement spécifique de lutte contre les exclusions et une politique d’insertion sociale et professionnelle des jeunes... La jeunesse forme une catégorie à part lorsqu’on aborde la question de la santé...
Il s’agit en effet d’une tranche de la population qui est a priori en bonne santé.
Pourtant, les difficultés d’accès aux soins des jeunes en errance sont identifiées comme étant similaires à celles que connaissent les victimes de l’exclusion sociale pour lesquelles la santé est progressivement devenue une dimension centrale des politiques de lutte contre les exclusions...
Une action publique inadaptée ?
L’application de l’action publique en direction de la jeunesse en difficulté souffre d’un écart significatif entre les objectifs annoncés par les politiques publiques et la population réellement touchée par les mesures. Les jeunes les plus en difficulté et les jeunes laissés de côté par les dispositifs sont invariablement invoqués comme publics prioritaires dans la mise en place de nouvelles mesures et de nouveaux dispositifs. Or la marche à franchir reste souvent trop haute pour les plus vulnérables, ceux qui justement n’arrivent pas à s’inscrire dans les dispositifs de façon durable.
Les politiques de jeunesse en France se situent dans un contexte plus large de déclin des préoccupations sociales résultant d’une plus grande place faite au néolibéralisme ainsi qu’à la montée des logiques d’individualisation de suivi des bénéficiaires. Cela se traduit notamment par une familialisation du traitement des difficultés des jeunes, une montée en puissance des rhétoriques favorables au workfare et une contractualisation des pouvoirs publics avec les jeunes dans la mise en place de leur prise en charge. Les jeunes les plus vulnérables souffrent en premier lieu de ce paradigme de traitement des questions de jeunesse. En effet, leur manque de stabilité affective et de soutien relationnel favorise l’apparition de symptômes, identifiés par l’action publique comme autant de sources de souffrance. Cela justifie une action sanitaire individuelle destinée à éviter les manifestations de souffrance qui perturbent la paix sociale. Le traitement des symptômes n’étant pas celui de la cause, les jeunes sont renvoyés à leurs carences et précipités dans un cycle d’échecs provoqué par la nature même des prises en charge proposées.
Sébastien Schehr pose la question de l’accès à l’emploi comme pôle central de définition de la jeunesse en France. La prise en charge des jeunes le plus en difficulté ne se dissocie pas de la dimension de l’insertion professionnelle comme objectif de l’aboutissement de la prise en charge à long terme. Si les structures à bas seuil d’exigence se donnent pour visée première d’être des lieux ouverts aux contraintes minimales, l’action publique leur octroie pourtant des attributions plus larges d’insertion sociale, d’autonomisation du jeune, autant d’armes pour une intégration professionnelle réussie. La montée en charge des principes d’évaluation et des obligations de résultats dans les politiques sociales occulte totalement les fondements d’une intervention qui doit intégrer l’échec dans son fonctionnement [...]
La possibilité d’accéder à un circuit alternatif au droit commun canalise les populations qualifiées d’errantes sans leur ouvrir de porte de sortie. Le décalage entre les objectifs énoncés par l’action publique (autonomie, accès au droit commun) et l’impossibilité pratique d’activer ces droits (pour les jeunes en errance et les populations les plus démunies en général) est nié. Chez ceux qui ont connu une enfance difficile et qui expérimentent une trajectoire de vie jalonnée de ruptures, la possibilité d’un recours s’envisage sous l’angle de la reconstruction de soi, au travers d’une relation sécurisante. Le jeune se voit ainsi à travers un autre et peut s’engager au-delà de lui-même vers une nécessité de prendre soin de son corps comme d’un capital. Le préalable au choix de recourir aux soins est inconscient, il émane d’un positionnement dans l’avenir. L’accompagnement crée alors un lien capital. Cependant, la question des effets pervers des prises en charge « trop » adaptées se pose. Comment concilier la qualité de ce lien indispensable et créer la possibilité de s’en émanciper ?"
Céline Rothé « Jeunes en errance » Les effets pervers d'une prise en charge adaptée