Disqualification sociale
"Avant de devenir le titre de cet ouvrage, La disqualification sociale était celui de ma thèse de doctorat, soutenue le 15 juin 1988 à l’École des hautes études en sciences sociales. Vingt ans se sont donc écoulés depuis cette soutenance. Puisqu’une nouvelle édition était prévue en 2009, il m’a semblé utile de revenir sur les conditions de réalisation de l’enquête qui était à l’origine de cet ouvrage et de tenter d’analyser les évolutions de la pauvreté depuis cette période.
Cette nouvelle préface complète l’avant-propos à la troisième édition rédigé en 1994, juste après la publication de mon livre La société française et ses pauvres. J’ai tenu à maintenir ce texte car il intégrait dans la perspective théorique de la disqualification sociale les apports de l’enquête longitudinale auprès des allocataires du rmi réalisée en 1990 et 1991 dans le cadre du Centre d’étude des revenus et des coûts. Cette nouvelle préface est pour moi l’occasion d’adopter un regard plus réflexif et critique, non pas seulement sur l’ouvrage lui-même, mais aussi sur le champ des recherches sur la pauvreté. Il s’agit alors de tenter de faire, à partir de mes travaux et de ceux que j’ai consultés, la sociologie de cette sociologie de la pauvreté, c’est-à-dire d’intégrer dans l’analyse l’effet social — mais aussi politique — du processus de recherche et d’accumulation du savoir dont ce livre a été, au moins partiellement, à l origine.
L’enquête a été réalisée à Saint-Brieuc en 1986-1987, au cours d’une décennie marquée par une profonde transformation de la perception sociale de la pauvreté. En 1970, nous étions encore dans ce que l’économiste Jean Fourastié a appelé les Trente Glorieuses : un chômage résiduel, une croissance économique forte, une progressive diminution des inégalités. La pauvreté touchait essentiellement les ménages de retraités : 27 % d’entre eux étaient alors en dessous du seuil de pauvreté, contre moins de 4 % aujourd’hui. Il s’agissait de la population entrée sur le marché du travail avant la Seconde Guerre mondiale, c’est-à-dire avant la création de la Sécurité sociale et la mise en place d’un système généralisé de retraite. Cette pauvreté ne passait pas inaperçue, mais elle n’était pas jugée de façon dramatique. Elle renvoyait à un problème générationnel que l’on pensait pouvoir corriger avec la progressive généralisation des systèmes de retraite — ce qui s’est effectivement produit. En revanche, la pauvreté des années 1980 touchait les jeunes en difficulté d’insertion sur le marché de l’emploi et des chômeurs de longue durée, ayant progressivement épuisé leurs droits aux indemnités de chômage. Ce que l’on a appelé la « nouvelle pauvreté » au milieu des années 1980 déconcertait par la désorganisation sociale qu’elle entraînait. Au cours de cette décennie, les services d’action sociale ont vu croître les demandes d’aide financière. Alors que les travailleurs sociaux avaient l’habitude d’intervenir auprès de familles jugées inadaptées, désignées comme « familles lourdes » ou « cas sociaux », ils ont vu arriver dans leurs services des jeunes sans ressources issus de familles jusque-là sans problèmes, des personnes refoulées du marché de l’emploi et progressivement précarisées. Autrement dit, la « nouvelle pauvreté » était en grande partie liée à l’érosion de la protection sociale pour des franges de plus en plus nombreuses de la population. Mais cette pauvreté n’était pas seulement d’ordre monétaire. Elle touchait le cœur même de l’intégration sociale — à savoir, la stabilité de l’emploi. De ce fait, elle se traduisait le plus souvent par une pauvreté relationnelle, des problèmes de santé, des difficultés d’accès au logement. C’est la raison pour laquelle elle a suscité — et continue de susciter — l angoisse de nombreuses personnes.
Paradoxalement, les sociologues des années 1980 s’intéressaient encore peu au phénomène de la pauvreté. La littérature sur le sujet était constituée essentiellement des travaux des spécialistes des cités de transit et du sous-prolétariat, comme ceux de Jean Labbens ou de l’ethnologue Colette Pétonnet. Il s’agissait pour l’essentiel de recherches développées dans les années 1960 et 1970 autour de la question du logement. Alors que le phénomène de la pauvreté se transformait rapidement, la connaissance sociologique était lacunaire. D’une certaine façon, on pourrait dire que les sociologues étaient en retard par rapport à la perception sociale du phénomène. Je dois même avouer que lorsque, étudiant à l’ehess à partir de 1984, j’indiquais le thème de mes recherches de thèse, je suscitais auprès de mes collègues ou des sociologues établis une certaine curiosité, un peu comme si étudier la pauvreté avait pour eux un caractère presque exotique et était voué à la marginalité académique. Mais une rapide transformation a eu lieu. Le thème de la pauvreté n’a cessé en effet de prendre de l’ampleur dans les sciences sociales. Il suffit de faire l’inventaire de tous les colloques scientifiques nationaux ou internationaux consacrés à l’analyse de ce phénomène depuis la fin des années 1980 pour s’en rendre compte.
La parution de La disqualification sociale en 1991 a participé de ce phénomène. Publié dans une collection académique, il aurait pu s’adresser exclusivement au monde des chercheurs en sciences sociales, mais il a très vite suscité aussi l’intérêt des journalistes et des acteurs du monde économique, social et politique. De nombreux débats publics ont été organisés autour du livre à Paris et en province. J’avoue que je suis encore aujourd’hui un peu surpris de ce succès. Ce livre était issu directement de ma thèse. Il n’avait pas été pensé pour susciter un débat médiatique. Aucune partie n’avait été réécrite. J’avais seulement complété l’analyse statistique par des exploitations plus perfectionnées, notamment par une analyse de correspondances multiples sur les types de relations que les pauvres de Saint-Brieuc entretenaient avec les travailleurs sociaux et le Centre communal d’action sociale.
Un autre éditeur m’affirma quelques mois après la sortie du livre qu’il aurait aimé également le publier, mais qu’il m’aurait certainement demandé de le rendre plus accessible au grand public en supprimant les développements théoriques qu’il jugeait trop pesants pour une lecture fluide. Avec du recul, je me dis toutefois qu’il aurait été vraiment dommage de perdre ce qui constitue à mes yeux l’intérêt majeur de ce travail : la déconstruction de la notion de la pauvreté et la construction d’un objet d’études permettant d’approfondir non pas la pauvreté en tant que telle, mais la relation d’interdépendance entre la catégorie des pauvres et les services sociaux susceptibles de leur apporter une aide sous des formes diverses. En me fondant sur le texte aujourd’hui très connu de Georg Simmel sur la pauvreté — mais dont la traduction française n’existait pas à l’époque — et la définition de la catégorie des pauvres à partir du statut social de l’assisté, je mettais indirectement l’accent, sans m’en rendre tout à fait compte au moment du démarrage de la recherche, sur le phénomène central de cette décennie : le développement massif de l’assistance aux pauvres valides.
Le pari et les limites de l’insertion
Ce livre a sans doute correspondu à l’attente des professionnels du social — travailleurs sociaux et responsables institutionnels —, soucieux de mieux comprendre les attitudes et les expériences vécues des assistés à l’égard de l’emploi et des services sociaux. Le vote de la loi sur le rmi, le 1er décembre 1988, et les évaluations menées au cours des premières années de son application ont vraisemblablement contribué au climat favorable à sa diffusion. La disqualification sociale interroge en effet la carrière morale des assistés et suscite par conséquent l’intérêt de tous ceux qui ont la charge de déjouer ce processus en inventant des solutions d’insertion. Or le rmi était considéré comme une solution innovante, dont la mise en œuvre impliquait des efforts de réorganisation des services sociaux et un investissement humain considérable.
Il me semble utile de rappeler ici ce que la notion d’insertion représentait au moment de la préparation et du vote de la loi sur le rmi. Si cette loi réaffirme, au nom des droits de l’homme, deux siècles après la Révolution française, le devoir social de la nation vis-à-vis des plus pauvres et s’il possible de voir une continuité historique entre les débats du Comité de Mendicité de 1790 et les débats parlementaires de 1988, il faut souligner les aspects novateurs de la réflexion sur le rmi. Cette nouvelle allocation représente une avancée conceptuelle par rapport à la logique traditionnelle de l’assistance. Le principe d’universalité auquel le texte se réfère fait disparaître le jugement moral sur le droit de bénéficier ou non du soutien de la collectivité qui constituait jusque-là l’un des critères de l’attribution des aides de l’assistance. Comme le rappelait l’un des députés, il ne saurait y avoir de « mauvais pauvres », de « mendiants de profession » ou d’« irrécupérables » qui ne mériteraient pas le bénéfice d’un droit. Ce principe d’universalité valant pour l’accès au droit à l’allocation a été par ailleurs étendu à la question de l’insertion. L’allocation n’est que la base d’un droit plus global : le droit à l’insertion, auquel correspond un devoir d’insertion pour la collectivité nationale. Je me souviens de l’enthousiasme de tous les acteurs de la lutte contre la pauvreté au moment du vote de la loi. Des colloques ont été organisés un peu partout en France pour chercher des idées nouvelles en matière d’insertion. Rétrospectivement, on serait tenté de dire que le rmi constituait une utopie collective.
Mais les désillusions apparurent assez rapidement. J’ai eu l’occasion, à plusieurs reprises, de parler des limites de ce nouveau dispositif à partir de l’enquête longitudinale réalisée dans le cadre du cerc. La conjoncture économique de la première décennie d’application de la loi ne doit pas être oubliée. Si l’on juge le rmi en fonction de ses effets sur le retour à l’emploi, il faut admettre la modestie du bilan, mais ne faut-il pas rappeler également que le chômage a fortement augmenté dans les années qui ont suivi le vote ? Lorsque le marché de l’emploi se dégrade, les personnes ayant recours au rmi augmentent et le nombre de celles qui peuvent en sortir est faible. Conçue comme une aide provisoire dans un « itinéraire d’insertion », cette allocation a été une solution durable pour une grande partie des allocataires éloignés du marché de l’emploi. Par ailleurs, si certains affirment aujourd’hui que « l’insertion ne marche pas », il faut préciser que l’insertion n’est pas que professionnelle, que d’autres dimensions doivent être prises en compte, notamment l’accès aux soins. Or l’évaluation est restée globalement insuffisante et le plus souvent de nature quantitative et administrative. On peut enfin facilement convenir que les concepteurs de ce dispositif ont certainement sous-estimé la charge que représente un accompagnement social de qualité. À 350 000 allocataires, qui était la prévision initiale, il était déjà ambitieux de croire que les travailleurs sociaux allaient être en nombre suffisant pour suivre cette population ; à 1 000 000, chiffre atteint après cinq ans de fonctionnement, il était évident que le défi de l’insertion ne pouvait pas entièrement être relevé.
L’une des grandes limites des programmes élaborés dans le domaine de l’insertion est qu’ils sont souvent détournés de la mission pour laquelle ils ont été élaborés. Les mesures d’insertion professionnelle visent par exemple des publics susceptibles de se maintenir durablement au chômage et qui nécessitent, par conséquent, une attention particulière en termes de formation et de qualification. Or elles sont souvent utilisées, aussi bien par le secteur marchand que par le secteur non marchand, à des fins de flexibilité de la main-d’œuvre. Elles constituent parfois une aubaine pour des entreprises ou des institutions privées ou publiques qui voient la possibilité de faire exécuter à moindre coût des tâches saisonnières. Il s’agit souvent là, pour elles, d’une main-d’œuvre à bon marché. On sait aussi que certaines entreprises ou collectivités locales sélectionnent même les personnes susceptibles de bénéficier de ces stages et contrats aidés, non en fonction de critères sociaux liés à leurs difficultés personnelles, mais essentiellement en fonction de leurs compétences précises qui pourront être mises aussitôt à profit, d’autant que le chômage de masse constitue une réserve dans laquelle il est possible de puiser. Les pouvoirs publics sont conscients de ces abus et parfois contraints de supprimer telle ou telle mesure ayant fait l’objet d’un détournement trop manifeste. De façon plus générale, les mesures gouvernementales successives apparaissent instables. Chaque nouveau gouvernement fait le constat de l’échec ou de l’inadaptation des solutions proposées et en cherche de nouvelles, ce qui est une façon d’imprimer sa marque. Il cherche ainsi à bénéficier de l’effet médiatique de la mise en place d’un nouveau programme, même si, sur le fond, les nouvelles mesures restent très proches des précédentes. Il en résulte une inflation de dispositifs qui, à la longue, aboutit au brouillage des catégories administratives et à leur dévalorisation. En réalité, c’est le principe même de ces aides qui est équivoque : si elles partent d’un objectif d’insertion véritable et d’une volonté de faire reculer le chômage, elles contribuent en même temps à élargir la zone intermédiaire entre l’emploi stable et le chômage en renforçant la flexibilité à la périphérie du marché de l’emploi. Le nombre de personnes susceptibles de faire l’objet de ces politiques ciblées est désormais très élevé. Pour certaines catégories de salariés, de chômeurs et d’allocataires du rmi, le risque est grand de se maintenir durablement dans ce segment périphérique et de connaître temporairement plusieurs expériences de chômage.
Enfin, les efforts menés dans le cadre des programmes d’insertion n’ont pas abouti à inverser le processus de disqualification sociale. Les allocataires du rmi sont restés globalement dévalorisés au sein de la société en dépit du climat de compassion à l’égard des pauvres qui a régné en France au cours des premières années. J’ai toujours considéré, par exemple, que le terme « Rmiste », utilisé de façon très courante aussi bien dans les médias que dans le monde des professionnels du social, est révélateur du rapport que la société française entretient avec ses pauvres. Il définit un statut social en le renvoyant indirectement à l’idée d’une stagnation quasi volontaire dans une situation de dépendance sociale. Il entérine l’idée que l’on peut être « Rmiste » comme on peut être ouvrier d’usine ou employé de l’administration. Mais comme ce statut n’est défini que négativement par rapport à la population qui exerce une activité professionnelle régulière, il ne peut que discréditer ceux et celles qui en héritent. Même si ceux qui l’emploient ne s’en rendent pas toujours compte, ce terme est une étiquette stigmatisante. Il n’est pas nouveau. Il a été utilisé presque immédiatement après la mise en application de la loi. Je garde en mémoire la souffrance que représentait l’accès à cette allocation pour des personnes peu habituées à fréquenter les services d’action sociale. Un allocataire de 41 ans qui avait travaillé à l’usine pendant plus de vingt ans exprimait ainsi son désarroi : « On est en bas de l’échelle, hein. Je ne sais pas si y a encore une catégorie pour nous définir. On n’est pas chômeurs, on n’est pas ouvriers, on n’est rien, on n’existe pas ! On est des mendigots de la société, c’est tout ce qu’on est. On n’est rien ! » L’étiquette de « Rmiste » ne pouvait que le renforcer dans une image négative de lui-même.
La dévalorisation du statut social des allocataires du rmi s’est d’ailleurs renforcée dans le temps. Les actions d’insertion ont abouti à des résultats jugés insuffisants. C’est dans cet esprit que plusieurs économistes ont développé dès la fin des années 1990 des travaux sur les « trappes à pauvreté ». Peu à peu s’est diffusée l’idée selon laquelle les pauvres seraient encouragés à se maintenir dans l’assistance en raison des défaillances du système social lui-même. Autrement dit, les assistés ne seraient pas suffisamment incités à chercher un emploi. Cette perspective conduit cependant à faire l’impasse sur une réalité qui n’a cessé de se développer au cours des années 1990 : celle de la précarisation de l’emploi et du travail.
La disqualification sociale des salariés précaires
Une attention plus grande a été accordée à la fin des années 1990 aux travailleurs pauvres, phénomène connu depuis longtemps aux États-Unis, mais dont on n’avait pas encore vraiment débattu en France. Plusieurs signes de la dégradation des conditions de travail et du niveau de vie de franges d’actifs occupés étaient pourtant visibles dès 1993, comme en témoignaient les résultats d’une autre étude menée au cerc. À partir de ce constat, une enquête a pu être menée auprès d’un échantillon diversifié de salariés, laquelle a abouti à la publication du Salarié de la précarité. C’est dans le cadre de cette recherche que j’ai constaté que le processus de disqualification sociale ne commence pas obligatoirement par l’expérience du chômage, mais que l’on peut trouver dans le monde du travail des situations de précarité comparables à l’expérience du chômage, au sens de la crise identitaire et de l’affaiblissement des liens sociaux. Rappelons ici, brièvement, que la précarité des salariés a été analysée en partant de l’hypothèse que le rapport au travail et le rapport à l’emploi constituent deux dimensions distinctes de l’intégration professionnelle, aussi fondamentales l’une que l’autre. C’est ainsi que le type idéal de l’intégration professionnelle a été défini comme la double assurance de la reconnaissance matérielle et symbolique du travail et de la protection sociale qui découle de l’emploi. La première condition est remplie lorsque les salariés disent qu’ils éprouvent des satisfactions au travail, et la seconde, lorsque l’emploi qu’ils exercent est suffisamment stable pour leur permettre de planifier leur avenir et d’être protégés face aux aléas de la vie. Ce type idéal, qualifié d’intégration assurée, a permis de distinguer, par déduction, et de vérifier ensuite empiriquement, trois types de déviations : l’intégration incertaine (satisfaction au travail et instabilité de l’emploi), l’intégration laborieuse (insatisfaction au travail et stabilité de l’emploi) et l’intégration disqualifiante (insatisfaction au travail et instabilité de l’emploi).
Une faible intégration professionnelle risque de conduire à une faible intégration au système social dans son ensemble. En quoi la disqualification sociale qui touche les salariés précaires est-elle comparable à la disqualification sociale de ceux qui sont écartés du marché de l’emploi ? Il est possible de retenir au moins quatre dimensions conceptuelles communes.
La première renvoie au refoulement des individus dans une position socialement dévalorisée susceptible d’entraîner une forte stigmatisation. Pour les pauvres, le fait d’être contraint de solliciter les services d’action sociale pour obtenir de quoi vivre altère souvent leur identité préalable et marque l’ensemble de leurs rapports avec autrui. Ils éprouvent alors le sentiment d’être à la charge de la collectivité et d’avoir un statut social dévalorisé.
Le salarié de la précarité est-il dans une situation comparable ? Certes, il ne fréquente pas forcément les services de l’assistance — encore que ces derniers accueillent de plus en plus des personnes ayant un emploi —, mais, puisque la norme de l’intégration professionnelle est l’épanouissement de soi au travail et la stabilité de l’emploi, on peut dire également qu’il appartient à une catégorie socialement dévalorisée. De nombreux salariés éprouvent souvent le sentiment d’être maintenus dans une condition avilissante sans avoir la moindre chance d’améliorer leur sort. Il leur manque la dignité, au double sens de l’honneur et de la considération. Leur honneur est bafoué lorsqu’ils ne peuvent se reconnaître dans leur travail et agir conformément à la représentation morale qu’ils ont d’eux-mêmes. La considération qu’ils obtiennent dans leurs relations de travail peut être également si faible qu’elle leur donne le sentiment d’être socialement rabaissés, voire de ne pas ou de ne plus compter pour autrui. Les salariés éloignés de l’intégration assurée sont confrontés à des situations qui peuvent leur paraître contraires à la dignité. Pour les salariés proches de l’intégration incertaine, l’impossibilité de stabiliser leur situation professionnelle équivaut à la privation d’un avenir. Pour les salariés proches de l’intégration laborieuse, la souffrance au travail est souvent l’expression d’une faible considération pour ce qu’ils sont et ce qu’ils apportent à l’entreprise. Enfin, pour les salariés proches de l’intégration disqualifiante, le cumul d’un travail sans âme et d’un avenir incertain est source de désespoir et d’humiliation. La disqualification sociale des salariés commence donc à partir du moment où ils sont maintenus, contre leur gré, dans une situation qui les prive de tout ou partie de la dignité que l’on accorde généralement à ceux qui contribuent par leurs efforts à l’activité productive nécessaire au bien-être de la collectivité : un moyen d’expression de soi, un revenu décent, une activité reconnue, une sécurité. En ce sens, la disqualification sociale ne commence pas avec le refoulement hors du marché de l’emploi. Elle existe au sein même de la population des salariés et correspond à une forme d’exploitation.
La seconde dimension met l’accent sur l’idée de processus, qui suggère que la situation des individus évolue et que l’on peut donc distinguer plusieurs phases dans leur trajectoire. Les assistés ne constituent pas une strate homogène de la population. Pour la collectivité, les « pauvres » forment une catégorie bien déterminée, puisqu’elle est institutionnalisée par l’ensemble des structures mises en place pour lui venir en aide, mais elle ne constitue pas pour autant un ensemble social homogène du point de vue des individus qui la composent. Dans La disqualification sociale, plusieurs types de relation aux services d’action sociale ont été distingués en fonction du type de difficultés rencontrées par les individus refoulés du marché de l’emploi. Cette approche a permis également d’étudier la transformation des expériences vécues et de passer ainsi de l’analyse des types de relation à l’assistance à l’analyse des conditions du passage d’une phase à l’autre de ce processus.
Les salariés précaires ne forment pas non plus une strate homogène au sein du salariat. La vérification empirique des formes de l’intégration professionnelle en constitue la preuve. Cette typologie ne signifie pas non plus que chaque type corresponde à une catégorie statique de salariés. Au contraire, le principe même de son élaboration implique l’idée qu’une évolution des expériences est possible, et même logique, puisque, d’une part, les conditions économiques et sociales qui les rendent probables sont variables, et que, d’autre part, les individus doivent eux-mêmes inévitablement s’adapter à un environnement instable, en particulier dans la conjoncture actuelle. Le rapport au travail et le rapport à l’emploi de chaque salarié évoluent par conséquent plus ou moins fortement au cours du temps. Les exemples des expériences vécues analysées à partir des résultats de l’enquête réalisée le prouvent. Ainsi, l’analyse a conduit à souligner que les différentes formes de déviations par rapport à l’intégration assurée constituent des phases distinctes du processus de disqualification sociale parmi les salariés. Les phases de celui-ci ne sont pas identiques à celles du processus de disqualification sociale qui touche les assistés, puisque les conditions qui en sont à l’origine ne sont pas les mêmes, mais la logique est comparable. On pourrait même considérer que les phases de la disqualification des salariés précaires précèdent celles de la disqualification des assistés et que l’ensemble est relié par la même dynamique : celle de l’appauvrissement progressif des moyens par lesquels l’individu tire de son groupe d’appartenance à la fois une identité positive source de sa reconnaissance sociale et une protection face aux aléas de la vie.
La troisième dimension commune souligne que la précarité professionnelle correspond à un mode de régulation qui a sa logique propre. L assistance a une fonction de régulation du système social. Si les pauvres, par le fait d’être assistés, ne peuvent avoir qu’un statut social dévalorisé qui les disqualifie, ils restent malgré tout pleinement membres de la société dont ils constituent pour ainsi dire la dernière strate.
De la même manière, on peut dire que les salariés précaires ne sont pas en dehors du système économique et social. Ils contribuent même directement à sa régulation. La précarité du travail et de l’emploi est à la fois la conséquence de la flexibilité des entreprises, des transformations des méthodes de production, et le prix que les pouvoirs publics sont parfois prêts à payer pour faire baisser le chômage, tant celui-ci a constitué la hantise de tous les gouvernements qui se sont succédé depuis le milieu des années 1970. Par ailleurs, comme la précarité professionnelle ne touche pas de façon égale l’ensemble des salariés, on peut dire que la précarité d’une partie d’entre eux, en particulier les jeunes, mais aussi les femmes, favorise l’épanouissement et la stabilité des autres. Autrement dit, pour s’adapter à la concurrence internationale et faire baisser le chômage, un consensus implicite a été trouvé pour exposer une partie des salariés à la précarité, ce qui a permis aux autres de continuer à bénéficier de tous les avantages attachés au travail valorisant et à la stabilité de l’emploi. Ainsi, tout comme le processus de disqualification sociale des assistés révèle les relations d’interdépendance entre les parties constitutives de l’ensemble de la structure sociale, le processus de disqualification sociale des salariés précaires n’est pas une anomalie de ce système. Il s’inscrit au cœur même de celui-ci et correspond aux intérêts, souvent dissimulés, de certains responsables économiques, sociaux et politiques.
La quatrième dimension commune met l’accent sur les réactions face à la souffrance quotidienne. Même lorsqu’ils sont dépendants de la collectivité, les pauvres qui sollicitent les services d’assistance ne restent pas dépourvus de possibilités de réaction. S’ils sont stigmatisés, ils conservent des moyens de résistance au discrédit qui les accable. Les salariés précaires procèdent de la même façon. L’enquête a permis de vérifier pour chaque type d’intégration professionnelle des formes spécifiques de rationalisation de la précarité et de la souffrance qu’elle peut entraîner. De nombreux exemples étudiés confirment que les salariés précaires tout comme les assistés ont leur propre jeu, même si ce jeu ne permet pas, dans la plupart des cas, de retourner à leur avantage les conditions sociales objectives de leur intégration professionnelle.
Au terme de cette recherche, il était possible d’élargir le concept de disqualification sociale aux salariés en situation de précarité. Les résultats présentés ont permis de vérifier que, plus la déviation est importante par rapport à l’intégration assurée, plus le risque de retrait de la vie sociale est élevé. En reprenant l’image de Maurice Halbwachs, on pourrait dire que l’intégration assurée est aujourd’hui le « foyer central » qui procure la « vie sociale la plus intense ». Autrement dit, la satisfaction dans le travail et la stabilité de l’emploi constituent les combustibles de ce foyer central. Lorsque les individus en sont éloignés, ils ont moins de chances de participer aux échanges, d’être intégrés dans des réseaux divers et de s’enrichir mutuellement. Si leur exclusion reste relative, la distance qui les sépare du foyer central les met de plus en plus en contact avec le « dehors » et leur donne à la longue une image négative d’eux-mêmes propice au découragement.
Les résultats de l’enquête ont permis aussi de vérifier que les salariés précaires éprouvent des difficultés d’intégration lorsque leur complémentarité avec les autres salariés ne s’impose plus à eux comme une évidence et que leur contribution au groupe ne leur semble pas suffisamment reconnue. C’est la question de la qualification qui est en jeu dans ce processus. D’une certaine manière, la reconnaissance de la qualification professionnelle procède de la même logique que la reconnaissance plus générale des qualités de chacun, qu’elles relèvent du savoir-faire, de la personnalité ou des dons. C’est la raison pour laquelle aussi la situation des salariés précaires peut ne pas être fondamentalement différente de celle des chômeurs de longue durée et des personnes assistées. Si cette conclusion s’impose, c’est parce que les évolutions structurelles de l’organisation du travail et du marché de l’emploi conduisent à de nouvelles inégalités parmi les salariés. Le processus de disqualification sociale de franges importantes de la population active, en activité ou au chômage, en constitue l’expression majeure.
De la compassion à la culpabilisation des pauvres
Au cours des vingt dernières années, la perception sociale de la pauvreté a beaucoup évolué. La disqualification sociale a été publié dans un contexte général de compassion à l’égard des pauvres. Au moment du vote de la loi sur le rmi, 9 Français sur 10 étaient favorables à ce type d’aide. Il semblait alors presque évident que la responsabilité de tous était engagée dans ce phénomène de pauvreté et que seule une nouvelle politique ambitieuse pouvait le faire reculer. Une dizaine d’années plus tard, cette orientation favorable à la générosité publique s’est considérablement affaiblie pour laisser place à une orientation plus restrictive et plus culpabilisante à l’égard des pauvres.
Plusieurs enquêtes réalisées depuis le milieu des années 1970 ont permis d’expliquer, d’une part, les principales différences entre les pays de l’Union européenne, et, d’autre part, les principales variations depuis un quart de siècle. Parmi l’ensemble des questions posées, l’une portait notamment sur les causes de la pauvreté. Posée depuis la première enquête de 1976, elle permettait de distinguer deux explications traditionnelles et radicalement opposées de la pauvreté, celle qui met en avant la paresse ou la mauvaise volonté des pauvres et celle qui souligne, au contraire, l’injustice qui règne dans la société. L’explication par la paresse renvoie à une conception morale fondée sur le sens du devoir et l’éthique du travail. Dans cette optique, les pauvres sont en quelque sorte accusés de ne pas suffisamment se prendre en charge eux-mêmes et les pouvoirs publics n’ont donc pas à les aider davantage. Chaque individu est responsable de lui-même et seul son courage peut lui éviter de connaître la pauvreté. L’explication de la pauvreté par l’injustice renvoie, au contraire, à une conception globale de la société. Les pauvres sont avant tout les victimes d’un système qui les condamne. Dans cet esprit, les pouvoirs publics ont un devoir : aider les pauvres dans le sens d’une plus grande justice sociale. L’explication par la paresse et l’explication par l’injustice correspondent à des opinions contrastées dont le sens idéologique et politique n’échappe à personne. Ces deux explications ont elles-mêmes une histoire, puisque, depuis le Moyen Âge, les sociétés sont partagées sur le traitement de la pauvreté entre « la potence et la pitié », pour reprendre le titre de l’ouvrage de l’historien Bronislaw Geremek, c’est-à-dire entre la tentation de l’élimination des pauvres jugés paresseux, irresponsables et donc indésirables, et la tentation de la compassion envers le monde de tous ceux qui n’ont pas eu de chance et qui ont toujours vécu dans la misère.
Or, par-delà des différences importantes entre pays, cette enquête a permis de constater que l’explication par la paresse avait fortement augmenté entre 1993 et 2001. Il existe, indépendamment du pays, un effet propre du chômage. Lorsque le chômage diminue, la probabilité de donner cette explication augmente fortement, ce qui s’est effectivement produit à la fin des années 1990. Tout se passe comme si, en période de reprise de l’emploi, la population considérait que si les pauvres ne trouvaient pas de travail, c’était au moins en partie de leur faute.
Cette transformation de la perception de la pauvreté s’est traduite aussi par un retournement de l’opinion publique française vis-à-vis du rmi. En 1989, 29 % des personnes interrogées en France considéraient que ce dernier risquait d’encourager les allocataires à ne pas chercher du travail. Cette proportion est passée à 53 % en 2000. Déjà, en 1998, dans les entretiens que je réalisais auprès des salariés précaires, je pouvais remarquer à quel point la critique des assistés était vive. Ceux qui travaillaient pour un maigre salaire jugeaient inacceptable que d’autres ne travaillent pas et vivent des allocations. Ainsi, paradoxalement, le développement de la précarité de l’emploi et du travail dans les années 1990 a conduit progressivement à la construction d’un discours de culpabilisation des pauvres et des chômeurs. Ce discours a été amplifié par une dénonciation de ceux qui profitent indûment de l’assistance. Le débat sur les fraudeurs a été relayé par les médias pendant la campagne pour l’élection présidentielle. Un hebdomadaire très en vue en a même fait le thème de sa couverture et de son dossier central. Ce discours est organisé pour délégitimer la redistribution en faveur des plus défavorisés. Il monte en épingle quelques cas et les extrapole à l’ensemble des allocataires du rmi, en tendant à passer sous silence l’hétérogénéité des situations et des expériences vécues.
Vers un nouveau régime de précarité assistée
Pour comprendre les dérégulations contemporaines de la société salariale et les transformations concomitantes du rapport à la pauvreté, il faut prendre en considération les cycles historiques du développement du capitalisme. Sociologues et historiens ont démontré que les fonctions explicites ou sous-jacentes attribuées au système d’assistance aux pauvres ont fortement varié au cours du xxe siècle, en particulier selon les phases du développement de la société industrielle et de la conjoncture économique. Ainsi, Frances Fox Piven et Richard A. Cloward ont établi, à partir de l’exemple des États-Unis, que la fonction principale de l’assistance est de réguler les éruptions temporaires de désordre civil pendant les phases de récession et de chômage de masse. Cette fonction disparaît ensuite dans les phases de croissance économique et de stabilité politique pour laisser place à une autre fonction, celle d’inciter les pauvres à rejoindre le marché du travail par la réduction parfois drastique des aides qu’ils obtenaient jusque-là. Dans la première phase, les pauvres sont considérés comme des victimes et l’enjeu est d’éviter qu’ils ne se soulèvent contre le système social en place ; dans la seconde, ils sont considérés comme potentiellement paresseux et seule une politique de « moralisation » est jugée susceptible de transformer leurs comportements.
En partant de ces analyses, ne pourrait-on pas dire que, dans la première décennie d’application du rmi, nous étions dans le premier type de phase décrit par Fox Piven et Cloward, et que nous sommes entrés dans le second au tournant du xxie siècle ? En effet, il est possible de considérer les actions d’insertion menées jusqu’en 1998, années marquées par un taux exceptionnellement élevé de chômage, comme une forme d’encadrement des pauvres visant à leur assurer un minimum de participation à la vie sociale à la périphérie du marché de l’emploi, et les mesures prises par la suite, en période de diminution sensible du chômage, comme une série d’incitations à la reprise du travail assorties d’une intimidation non dissimulée à l’égard de tous ceux qui, par paresse, seraient peu enclins à rechercher un emploi. La tentative de mise en place du rma (revenu minimum d’activité) en 2003 puis, récemment, la création du rsa (revenu de solidarité active) entrent dans cette dernière perspective. La régulation des pauvres suit par conséquent, de façon surprenante, les cycles de l’activité économique. Du statut d’inutiles et d’inemployables, ils peuvent passer ensuite au statut de travailleur ajustable aux besoins de la flexibilité de la vie économique. Comme les emplois qui leur sont destinés sont peu attractifs en termes de salaire et de conditions de travail, il faut donc les inciter financièrement à les accepter. Le tour de passe-passe consiste alors à faire adopter pour de la solidarité ce qui, dans la réalité, est avant tout une variable d’ajustement économique.
L’exemple du rsa est, sur ce point, particulièrement significatif. Pour réduire le chômage de longue durée, dont de nombreux allocataires des minima sociaux sont victimes, on postule qu’il est souhaitable pour eux de pouvoir cumuler un petit revenu d’activité et une allocation d’assistance. On crée donc officiellement un nouveau statut : celui de travailleur précaire assisté. Si l’on peut espérer que, pour certains, ce statut ne sera qu’un pis-aller temporaire avant d’accéder à un emploi stable non assisté, on peut déjà craindre que le rsa participe à un mode généralisé de mise au travail des plus pauvres dans les segments les plus dégradés du marché de l’emploi.
Ce qu’il faut redouter, c’est l’institutionnalisation par les pouvoirs publics d’un sous-salariat déguisé. Après avoir résisté à l’instauration d’un « Smic jeune » ou du cpe (Contrat première embauche) en soulignant la menace de marginalisation durable d’une frange des salariés, on risque avec le rsa de réintroduire une formule d’infériorisation volontaire d’une partie de la main-d’œuvre. Cette mesure apparaît plus légitime car elle concerne des pauvres dont on pense qu’ils ont intérêt à se satisfaire de ce nouveau statut : mais n’est-ce pas une façon de les obliger à entrer non pas dans le salariat, mais dans ce que l’on appelle aujourd’hui de plus en plus le « précariat » ? On officialise ainsi l’abandon de la notion de plein emploi, remplacée de façon manifeste par celle de « pleine activité ». Les pauvres n’auront pas par le rsa un emploi au sens que l’on a donné à cette notion dans les luttes sociales en faveur de la garantie d’une carrière et d’une protection sociale généralisée. Ils ne seront que des « salariés de seconde zone ».
D’une façon plus générale, cette évolution du droit social oblige à revenir sur la définition de la pauvreté de Simmel qui était à l’origine de cette recherche sur la disqualification sociale. Les allocataires du rsa seront-ils principalement définis socialement par leur activité ou par leur rapport à l’assistance ? Il existait avant le rsa des travailleurs pauvres obligés de recourir ponctuellement — parfois même, de façon régulière — à des aides de l’assistance, mais désormais ce statut intermédiaire n’aura plus ce caractère d’exception. Il sera pleinement reconnu, d’autant qu’aucune limitation de durée n’a été prévue pour pouvoir en bénéficier. Ce brouillage entre le travail et l’assistance participe de ce processus de recomposition des statuts sociaux disqualifiés au bas de la hiérarchie sociale.
Les salariés seront désormais divisés : à côté des salariés protégés par leur régime de cotisations sociales, se trouveront en nombre croissant des salariés assistés par la solidarité nationale. À défaut de maintenir un régime salarial universel, on dualise ainsi le marché de l’emploi. Il est probable par ailleurs que cette dualisation introduise peu à peu une banalisation des emplois dégradants et peu qualifiés, d’autant qu’il apparaîtra moins légitime, dans certains secteurs de l’économie, de les faire disparaître et, pour les allocataires du rsa, de les refuser. C’est dans ce sens que l’on peut parler d’une injonction morale à l’autonomie et d’un régime de mise au travail. N’est-ce pas là renoncer à la doctrine du solidarisme qui, dès la fin du xixe siècle, proclamait que la justice sociale ne peut exister entre les hommes que s’ils deviennent des associés solidaires en neutralisant ensemble les risques auxquels ils sont confrontés ? Ne doit-on pas reconnaître aussi que le problème majeur des allocataires de minima sociaux n’est pas de refuser de travailler, mais de pouvoir, faute de formation adaptée, accepter autre chose que des emplois pénibles et peu valorisants ? L’urgence est la formation tout au long de la vie. La France est en retard dans ce domaine par rapport à plusieurs pays européens. Ce sous-salariat chronique entretenu par les pouvoirs publics pose une autre question urgente : celle de la qualité du travail. Si la question du travail dégradant est souvent évoquée, il faut bien reconnaître que rien n’est vraiment entrepris pour trouver des remèdes, contrairement aux orientations prises par les pays scandinaves. Notons que, dans le rapport à l’origine de la création du rsa, le risque d’un développement du temps partiel subi et de la précarité avait été identifié. Pour y faire face, les auteurs de ce rapport indiquaient l’urgence d’un engagement collectif sur la qualité du travail afin que la transition souhaitée vers l’emploi se fasse vers le haut et non vers le bas. Le rsa n’était, dans ce rapport, il faut le rappeler, que l’une des mesures parmi un ensemble beaucoup plus large de propositions.
Enfin, que deviendront tous les pauvres dont on connaît aujourd’hui, en raison d’un cumul de handicaps, les difficultés à s’insérer professionnellement ? Alors qu’ils pouvaient bénéficier, dans le cadre du rmi, d’un ensemble d’aides d’insertion — dans le domaine de la santé, notamment —, ne seront-ils pas davantage culpabilisés de ne pas pouvoir répondre aux incitations à la recherche d’un emploi ? L’insertion dans le cadre du rmi avait l’avantage d’être considérée comme multidimensionnelle ; elle risque d’être réduite dans le rsa à la seule dimension professionnelle, puisque l’objectif visé est d’inciter les allocataires à reprendre un travail. La distinction entre les allocataires du rsa « actifs » et les autres aboutira presque inévitablement à la dichotomie classique entre des méritants et les non-méritants : une sorte d’euphémisme de la séparation des bons et des mauvais pauvres dont on pensait pourtant au moment du vote de la loi sur le rmi qu’elle n’était plus acceptable au regard des valeurs républicaines.
D’une façon plus générale, les évolutions observées depuis la parution de La disqualification sociale confirment que le processus analysé à la fin des années 1980 n’était pas conjoncturel. Il s’est au contraire amplifié en touchant des franges de plus en plus nombreuses de la population, non seulement les personnes au chômage et progressivement assistées, mais aussi les actifs en situation de précarité, dont les travailleurs pauvres constituent l’une des formes les plus caractéristiques. Ce phénomène n’affecte pas que ces franges nouvellement précarisées de la population, mais l’ensemble de la société, tant l’insécurité génère une angoisse collective.
Dans une recherche comparative menée principalement en Europe, j’ai pu toutefois vérifier que la pauvreté disqualifiante n’était qu’une forme élémentaire de la pauvreté parmi d’autres et que le cadre analytique devait être enrichi pour analyser les variations de la pauvreté dans l’espace et le temps. Si la disqualification sociale a une probabilité plus élevée de se développer dans les sociétés « postindustrielles », notamment dans celles qui sont confrontées à une forte augmentation du chômage et des statuts précaires sur le marché du travail, il faut en effet se référer à d’autres concepts pour analyser des configurations sociales différentes. À revenu égal, être pauvre dans le Mezzogiorno n’a pas le même sens qu’être pauvre dans la région parisienne. Être pauvre dans le nord de la France dans les années 1960 n’avait pas non plus le même sens qu’être pauvre aujourd’hui dans la même région. Le groupe des pauvres peut évidemment être défini en tant que tel à partir d’une mesure objective qui peut paraître unanimement acceptable et s’imposer à tous comme un étalon universel, mais que signifie cette mesure si l’on n’interroge pas en même temps les représentations sociales et les expériences vécues de la pauvreté ? Ce qu’il faut surtout retenir, c’est qu’une forme élémentaire de la pauvreté correspond à un type de relation d’interdépendance suffisamment stable pour se maintenir durablement et s’imposer comme une unité sui generis, distincte des éléments individuels qui le caractérisent. Elle traduit un état d’équilibre relativement cristallisé des relations entre des individus inégaux (des pauvres et des non-pauvres) à l’intérieur d’un système social formant un tout.
Au regard des évolutions constatées depuis vingt ans et de cette recherche comparative, il apparaît que la pauvreté disqualifiante est désormais en France, mais aussi dans d’autres pays européens, une configuration sociale durable, dont on ne sortira qu’au prix d’efforts collectifs pour repenser le lien social et envisager des réformes profondes visant à assurer l’intégration solidaire, non pas seulement des pauvres et des assistés, mais de tous les membres de la société.
Paris, janvier 2009
cairn.info Préface à la huitième édition. La disqualification sociale, vingt ans après Serge Paugam Dans La disqualification sociale (2009), pages IX à XXVIII