Aller vers
"En l’absence de définition conventionnellement stabilisée, les démarches se revendiquant d’une logique dite de l’« aller-vers » recouvrent aujourd’hui, dans le champ du travail social plusieurs dimensions complémentaires... ces démarches désignent, de manière générique, le fait de sortir d’une logique de guichet pour aller au-devant des personnes. Cela correspond à des modes d’intervention « hors les murs » qui amènent les travailleurs sociaux « à sortir physiquement de leur structure pour aller à la rencontre des populations dans leurs milieux de vie », que ce soit le domicile, dans l’espace public ou dans les lieux tels que les squats ou les bidonvilles...
Ce déplacement physique peut également s’opérer de manière virtuelle, lorsque l’entrée en relation se fait par téléphone, SMS, mail ou via les réseaux sociaux en ligne. Dans cette perspective, la démarche peut dès lors s’appliquer à des actions de soutien de nature variée et répondant à des approches diverses : présence et écoute auprès des individus, orientation vers des structures et/ou des dispositifs adaptés, accompagnement individualisé, aide matérielle (délivrance de nourriture, de soins ou de produits divers, etc.) ; mais aussi appui à des dynamiques collectives telles que l’organisation d’activités (sportives, culturelles, de loisirs, d’aide aux devoirs, etc.) ou appui à l’élaboration de projets, etc.
En outre, les démarches d’« aller vers » – outreach en anglais – intègrent aussi, dans le déplacement physique qu’elles opèrent, l’idée d’un déplacement de la posture professionnelle, dans le sens d’une « ouverture vers la personne dans ce qu’elle est globalement (et sans jugement a priori sur celle-ci.) ». En ce sens, selon Cyprien Avenel, cette modalité d’intervention suscite une réflexion de nature éthique quant au positionnement, dans la relation de soutien, de « la limite entre le respect du libre arbitre [des personnes accompagnées] et le contrôle social inhérent au mandat assigné par la société au travail social au nom de la protection et de l’émancipation ». En d’autres termes, se pose ici par prolongement la question de la frontière entre le « pouvoir discrétionnaire » dont dispose le/la travailleur·se social·e et le « pouvoir d’agir » qu’il/elle est en mesure de susciter.
Une diversité de traditions historiques
De ce point de vue, les démarches d’« aller vers », telles qu’elles s’envisagent dans la période contemporaine, s’inscrivent, comme le soulignent Évelyne Baillergeau et Hans Grymonprez dans le prolongement des tensions qui ont historiquement traversé les pratiques du travail social et les réflexions qui l’entourent depuis le xixe siècle, tant en France qu’au Royaume-Uni et aux États-Unis. Sans prétendre à l’exhaustivité, plusieurs logiques d’intervention peuvent être ici évoquées.
En particulier, l’enjeu de la proximité avec les publics bénéficiant d’une assistance s’est trouvé au cœur des démarches visant à visiter les « pauvres » dans leur lieu de vie – qu’il s’agisse du domicile ou de la rue. Les auteurs mentionnent, en ce sens, les approches développées en France au xixe siècle par le baron Joseph-Marie de Gérando – théorisées dans un mémoire intitulé Le visiteur du pauvre – ainsi qu’aux États-Unis au début du xxe siècle, dans le sillage de la méthode proposée par l’assistante sociale Mary Richmond, affiliée aux Charity Organization Societies (sociétés d’organisation de la bienfaisance). À la même époque, en Angleterre et aux États-Unis, émerge également – dans le courant du settlement movement – l’idée d’intervenir sous la forme d’immersions plus ou moins longues dans les quartiers pauvres des grandes villes (Chicago, Londres, New York, etc.). Il s’agissait, pour des intervenant·e·s sociaux·iales issu·e·s de classes moyennes et supérieures – initialement bénévoles, puis professionnel·le·s par la suite – d’y résider au sein de settlement houses, assimilables à des centres combinant accueil et service social, lieu de vie pour les personnes défavorisées, espace d’engagement civique, mais aussi point d’observation de la pauvreté.
À partir des années 1950, comme l’indiquent Évelyne Baillergeau et Hans Grymonprez, cet enjeu d’intervention au sein des milieux de vie a été mis en œuvre dans le domaine de la prévention de la délinquance juvénile, notamment aux États-Unis, dans le cadre d’expérimentations menées à New York en vue de limiter l’attrait des gangs auprès des jeunes, puis en France, à travers la création de la prévention spécialisée. À partir des années 1970, au Québec, et des années 1980, en Belgique, ce type de démarche s’est également diffusé dans le domaine de la santé publique via des programmes de prévention sanitaire en direction des jeunes consommateurs de drogues et/ou d’alcool et des jeunes femmes faisant face à des grossesses non souhaitées. Ce mode d’intervention s’institutionnalise alors sous la dénomination de « travail de rue » et s’accompagne d’un mouvement de professionnalisation, dans lequel la démarche d’« aller vers » s’envisage moins comme une posture d’intervention que comme le cœur même de l’activité.
Depuis les années 1970, en France, la logique d’immersion dans les milieux de vie s’ancre également dans une perspective éducative à travers le développement de la « pédagogie sociale ». Mobilisant des fondations théoriques diversifiées – les Polonais Hélène Radlinska et Janus Korczak, la Hongroise Emmi Pikler, le Brésilien Paulo Freire, ou encore les Français Élise et Célestin Freinet, Bernard Charlot et, plus récemment, Laurent Ott et Guillaume Sabin – ce champ de pratiques consiste, comme le précisent Hélène Le Breton et Guillaume Sabin, en « une forme d’intervention sociale hors les murs qui s’adresse aux enfants et aux adolescents (et, indirectement, à leur famille) dans leurs espaces de vie quotidiens : la rue, les terrains de sport, les halls d’immeubles, les lieux fréquentés par les jeunes selon les territoires et les saisons […] ». Reposant sur une logique de proximité spatiale et relationnelle avec le public, sur un principe de « pédagogie décentrée » – c’est-à-dire ne se rattachant pas à une norme déterminée a priori –, et sur une approche consistant à « accepter de ne pas tout maîtriser », la pédagogie sociale développe une démarche d’« aller vers » ne se réduisant pas à un déplacement spatial de l’intervention mais visant à recomposer les modalités de la relation pédagogique à partir d’une immersion dans le milieu de vie. « En un mot, précise Laurent Ott, il ne s’agit pas de travailler “ailleurs” mais “autrement” »
Une actualisation contemporaine des démarches d’« aller vers »
Si elles ne sont pas nouvelles, les démarches d’« aller vers » connaissent depuis ces trente dernières années une forme d’actualisation liée à plusieurs dynamiques qui ont successivement traversé le champ du travail social, tant dans les institutions publiques que dans le secteur associatif.
Cette actualisation s’inscrit tout d’abord dans le processus de mise à l’agenda institutionnel des logiques dites de « développement social local ». Dans le sillage de la décentralisation et de la création de la politique de la ville à partir des années 1980, l’essor de ce concept traduit, selon Cyprien Avenel, « la volonté de s’appuyer sur l’atout de la proximité et incarne l’ambition d’une approche plus locale et partenariale de l’intervention sociale et des politiques publiques, afin de dépasser les approches verticales et sectorielles traditionnellement orientées vers des “publics ciblés ” ». En portant une attention spécifique à la lutte contre les phénomènes d’isolement social et relationnel des personnes précaires au même titre qu’à la précarité de leur situation matérielle, d’une part, et en promouvant une logique préventive d’intervention en amont de l’installation des difficultés, d’autre part, cette approche offre aux démarches d’« aller vers » un nouveau terrain de mise en œuvre.
Le développement social local participe, en outre, d’un mouvement plus large de recomposition institutionnelle de l’action sociale – au sens où l’entend Robert Lafore – dans lequel les années 2000 et 2010 se caractérisent, selon Jean-Louis Laville et Anne Salmon, par une évolution du « registre de légitimité » du travail social, passant d’un « agir sur les publics » à un « agir avec les publics ». Parallèlement, ce mouvement de recomposition du travail social est également affecté par l’introduction relativement récente, en France, d’un cadre d’analyse et d’action centré sur le développement du « pouvoir d’agir » – traduction de la notion d’empowerment, théorisée aux États-Unis à la fin des années 1970 – que Marie-Hélène Bacqué et Carole Biewener envisagent comme un « nouveau paradigme pour l’intervention sociale ». Ce paradigme se retrouve alors au cœur du rapport de Marie-Hélène Bacqué et de Mohamed Mechmache remis en juillet 2013 au ministre délégué chargé de la ville dans le cadre la concertation préparatoire à la loi de programmation pour la ville et la cohésion urbaine adoptée le 21 juillet 2014.
Héritée des mouvements sociaux, et plus particulièrement du mouvement féministe, avant de se diffuser dans le champ du travail social aux États-Unis au cours des années 1980 et 1990, cette approche est également associée – par « influences réciproques » – à la mobilisation de méthodes issues du community organizing dans la lignée des pratiques de mobilisation initiées dès les années 1930 par l’activiste Saul Alinsky (1901-1972). En suivant la définition qu’en propose la politiste Hélène Balazard, dont les travaux ont notamment porté sur le mouvement London Citizens et sur l’Alliance citoyenne de Grenoble :
« Les expériences de community organizing font partie des initiatives qui cherchent à dynamiser et à soutenir la participation de ceux qui ne se mobilisent pas spontanément contre les injustices vécues. Elles visent l’émergence de collectifs intermédiaires entre l’individu, d’un côté, et l’État et le marché, de l’autre. Les habitants, soutenus par des organisateurs (community organizers), façonnent leur propre agenda politique et demandent des comptes aux élites économiques et politiques du territoire sur lequel ils s’organisent afin d’obtenir des améliorations concrètes de leurs conditions de vie »
La logique de l’aller-vers se trouve ainsi au cœur de ce type d’approche de la mobilisation citoyenne. Elle s’y incarne plus particulièrement dans le rôle dévolu aux organisateurs, dont le mandat est notamment de faire émerger et de former des « leaders » au sein des organisations communautaires, qui sont chargés de recruter de nouveaux participants et de créer du lien entre eux. Ils s’appuient pour cela sur leur insertion dans les réseaux locaux de sociabilités et sur un répertoire de techniques spécifiquement élaborées (entretiens en face-à-face, porte-à-porte, conversations avec les usagers d’un bus, etc.).
Enfin, l’actualisation des démarches d’« aller vers » bénéficie également de la reconnaissance institutionnelle de l’enjeu consistant à lutter contre le phénomène de non-recours aux droitsà la suite des travaux initiés par Philippe Warin dans le cadre de l’Observatoire des non-recours aux droits et services (ODENORE). La mise en évidence des différentes formes de non-recours aux droits et aux dispositifs – non-connaissance, non-demande, non-proposition, non-réception –, leur mesure et l’explicitation de leurs mécanismes générateurs invitent à modifier les modalités de délivrance des aides et, ce faisant, le mode de relation avec le public, comme le souligne Cyprien Avenel :
« L’accès aux droits et la lutte contre le non-recours impliquent alors d’aller vers les personnes qui ne demandent pas d’aide, voire […] la refusent. Les services sociaux ne peuvent en effet demeurer dans une attitude qui consiste à attendre les personnes à leur bureau afin ensuite de traiter des dossiers à remplir pour ouvrir des droits ou des aides d’urgence. […] L’accès aux droits fondamentaux passe alors par une démarche qui consiste à sortir de son bureau, pour aller physiquement vers les personnes, afin de contrebalancer les attitudes de renoncement, de non-concernement et d’isolement, dans un travail d’accès vers la citoyenneté. »
La prise en compte du phénomène de non-recours aux droits offre dès lors aux démarches d’« aller vers » un terrain pour réinterroger les fondements du travail social dans un contexte plus largement marqué, selon Jean-Louis Laville et Anne Salmon, par le déploiement en son sein d’une « culture managériale » et d’une « technicisation de type gestionnaire, associée à des procédures normalisatrices et uniformisantes ».
Interroger les démarches d’« aller vers » en partant des pratiques
Construit avec l’appui du groupe de pédagogie et d’animation sociale (GPAS) de Bretagne ce numéro des Cahiers de l’action se donne pour ambition d’interroger les démarches d’« aller vers » en partant des pratiques. Il procède d’une volonté du GPAS de consolider sa propre démarche de réflexivité à partir de son inscription dans le champ de la pédagogie sociale, tout en la partageant avec d’autres champs d’intervention. Ce fut ainsi l’objet – comme c’est désormais habituel dans la construction de chacun des numéros de la collection – d’une réunion d’échanges organisée au mois de décembre 2021, à laquelle ont participé une dizaine de contributeurs et contributrices issu·e·s d’horizons professionnels divers : pédagogie sociale, recherche en travail social, collectivité territoriale, ou encore éducation populaire. Les différentes contributions rassemblées dans ce numéro sont le produit de ces discussions et invitent à entrer dans une réflexion sur les démarches d’« aller vers » en interrogeant de manière transversale les enjeux liés à l’espace et au territoire, à l’organisation collective du travail, aux postures professionnelles et aux instruments mobilisés ainsi qu’aux finalités poursuivies. Deux parties structurent ce numéro.
Une première série de contributions donne à voir la façon dont la démarche d’« aller vers » est plus spécifiquement investie dans le champ de la pédagogie sociale, laquelle développe, ainsi que nous l’avons souligné plus haut, un rapport spécifique à l’espace et au « dehors » comme modalité de relation avec le public. Josiane Gunther, présidente de l’association Terrain d’entente, basée à Saint-Étienne (Loire), propose tout d’abord un retour d’expérience à propos de l’activité que mène l’association depuis une dizaine d’années sur un terrain de jeu situé au cœur d’un quartier populaire de la métropole ligérienne. Cette contribution explicite un mode opératoire fondé sur une présence régulière dans l’espace public comme socle des activités proposées, tout en soulignant les contraintes et les limites auxquelles l’association doit faire face. En partant d’un même attachement aux principes de la pédagogie sociale, la contribution de Gurvan Bricaud, investi dans l’association Tous les Maquis basée à Champigny-sur-Marne (Val-de-Marne), montre que loin de se cantonner à l’espace local, ce type de démarche trouve également des prolongements dans l’organisation de séjours collectifs avec les enfants et adolescents ainsi que dans l’insertion au sein d’un réseau d’échange international, gage d’ouverture et de multiplication des rencontres. Dans l’entretien qu’il a accordé à Céline Martin du GPAS de Bretagne, le chercheur Guillaume Sabin offre quant à lui une mise en perspective de ces pratiques d’« aller vers » dans le champ de la pédagogie sociale. En s’appuyant sur les résultats d’une recherche-action menée pendant trois années avec le GPAS, il précise à la fois la spécificité de l’approche dans ce champ spécifique, sa signification, ses implications, ses contraintes et ses limites.
Une seconde série de contributions se propose d’interroger trois modalités spécifiques de recours à une démarche d’« aller vers », de manière parfois contre-intuitive vis-à-vis de l’idée que celle-ci serait principalement associée à une mobilité physique vers l’extérieur. Membres de l’association Les Pétrolettes, basée à Rennes, Agathe Quiblier et Valentine Poncet-Bernard, analysent la mise en œuvre d’une pratique d’« aller vers » numérique auprès des travailleur·se·s du sexe (TDS), ancrée dans une approche de santé communautaire reposant sur le principe de la « pair-aidance ». En se fondant sur des données recueillies dans le cadre d’une recherche-action réalisée conjointement avec l’association nantaise Paloma, cette contribution revient sur les enjeux spécifiquement liés aux manières d’entrer en relation, en ligne, avec les TDS, et sur les positionnements différenciés qu’il est possible d’adopter dans le cadre de ce type de soutien et d’accompagnement. En revenant quant à elle sur l’expérience conduite depuis octobre 2020 au sein du tiers-lieu dit « Le Parallèle » à Redon (Ille-et-Vilaine), Mona Eugène-Maestracci, coordinatrice du secteur jeunes adultes de l’association La Fédé, montre comment une démarche d’« aller vers » peut s’incarner dans la manière de penser la modularité d’un lieu d’accueil des publics. La proximité avec les jeunes se construit ici à travers la possibilité qui leur est laissée de participer à la vie du lieu, dans les murs plutôt que hors les murs. Mona Gorce et Maïté Juan, respectivement coordinatrice des démarches d’accompagnement à l’engagement et coordinatrice du pôle recherche et formation de l’association Astérya, soulignent enfin – dans l’entretien qu’elles nous ont accordé – les spécificités d’une démarche de soutien à l’engagement intégrant une logique d’« aller vers ». Celle-ci se matérialise dans l’approche consistant à rechercher, à travers les parcours des individus, ce qui va pouvoir les inciter à s’engager dans des activités bénévoles et à les orienter vers des associations susceptibles de les accueillir."
Les démarches d’« aller vers » dans le travail social : une mise en perspective Jordan Parisse, Emmanuel Porte Dans Cahiers de l’action 2022/2 (N° 59), pages 9 à 16