Reproduction sociale
"La mise à disposition de panels de données fiscales a récemment conduit à une multiplication de publications sur le sujet de la mobilité intergénérationnelle des revenus à travers le monde, permettant de mieux juger et comparer cette mobilité. En France, c’est l’échantillon démographique permanent (EDP) qui est la base la plus adéquate pour faire ce travail. Il permet de mettre en évidence les nombreuses situations de mobilité intergénérationnelle (Abbas et Sicsic, 2022).
Les estimations les plus récentes tendent à infirmer le fait que la France serait le pays où la reproduction des inégalités est la plus forte, et la placent dans une position plutôt intermédiaire (notamment meilleure qu’aux États-Unis), du moins en termes de revenu individuel. Or, cette mobilité est peu connue en France et les Français ressentent une mobilité ascendante des enfants de familles défavorisées plus faible que celle mesurée dans les données selon un travail universitaire (Alesina et al., 2018) [...]
Faut-il 6 générations pour grimper dans l’échelle des revenus ?
En termes de mobilité des revenus, un chiffre très commenté est celui des « 6 générations pour grimper dans l’échelle des revenus ». Il vient d’un rapport de l’OCDE publié en 2019 (2018 pour la version en anglais), qui conclut que la mobilité intergénérationnelle des revenus est relativement faible en France par rapport aux autres pays. Cette conclusion s’appuie sur le calcul d’un indicateur original : le nombre de générations au bout duquel l’écart de revenu entre deux personnes, une située en bas de la distribution des revenus (1er dixième) et la seconde au niveau du revenu moyen, va (quasiment) se résorber. Pourtant jusqu’à peu, aucune source ne permettait de suivre les revenus ne serait-ce que sur une génération (c’est-à-dire ne contenait à la fois le revenu des personnes et celui de leurs parents quand elles étaient enfants). Pour contourner ce problème, l’OCDE a repris les résultats d’un travail académique qui estime la relation (l’ « élasticité ») entre les revenus des fils et ceux de leurs pères à partir d’une estimation du revenu des pères (inconnu) basée sur leur diplôme (connu). Cette élasticité estimée est de 0,53 : plus cette élasticité est proche de 1, plus la mobilité est faible et la reproduction des inégalités de revenu élevée entre génération. L’écart initial entre deux personnes, une située dans le 1er dixième de revenu et l’autre au niveau du revenu moyen, est d’environ 1 100 euros de niveau de vie mensuel en 2018. À la génération suivante, l’écart moyen entre les enfants de ces personnes, une fois qu’ils seront adultes, sera de 1 100 * 0,53, soit 550 euros. Cet écart se réduit à chaque étape et devient très faible au bout de 6 générations (inférieur à 30 euros ou 3 % de l’écart initial de revenu). Ce résultat des 6 générations pour passer du 1er dixième au revenu moyen doit toutefois être pris avec précaution pour deux raisons.
D’abord, cet indicateur est théorique comme l’indique l’OCDE : « Ces estimations sont fondées sur des simulations et sont fournies à titre illustratif. Elles ne doivent pas être interprétées comme une indication précise du temps nécessaire à une personne issue d’une famille modeste pour gravir les échelons jusqu’au revenu moyen ». En effet, appliquer une inertie moyenne des revenus sur plusieurs générations oublie les mobilités individuelles importantes (ascendantes et descendantes) qui existent rien que sur une génération, comme le montre l’étude de l’Insee.
Ensuite, ce calcul du nombre de générations est fonction de l’élasticité des revenus retenue, elle-même très sensible aux méthodes et hypothèses employées (notamment le traitement des revenus nuls et la méthode d’imputation des revenus des parents). L’élasticité utilisée par l’OCDE est dans la fourchette haute des estimations récentes de la littérature pour la France. En prenant un coefficient de 0,4 (correspondant à celui obtenu par Lefranc et Trannoy, 2005, Kenedi et Sirugue, 2021 sur les revenus individuels ou encore par l’OCDE, 2019 pour la France à la médiane des revenus), il ne faudrait plus que 4 générations pour réduire l’écart (en dessous de 3 %). De plus, plusieurs travaux convergent pour dire que les méthodes d’inférences utilisées dans ces études pour simuler les revenus des parents surestiment ces coefficients d’environ 0,1 point (Abbas et Sicsic, 2022 pour plus de détails). Ainsi, un coefficient de 0,3 est également crédible : 3 générations seraient alors suffisantes pour réduire l’écart."
Michaël Sicsic La France est-elle LE pays de la reproduction des inégalités entre générations ?