Faim et résilience
"..Du champ du « désastre », où elle a initialement été mobilisée, la résilience est désormais considérée comme un nouvel outil, très novateur, de lutte contre la pauvreté et contre la faim. C’est l’application de la notion au champ de l’insécurité alimentaire que cette communication propose précisément d’explorer. Et ce en partant d’une question simple :
quelle est ou pourrait être la portée de cette notion dans la lutte contre la faim ?
Cette portée est interrogée à un double niveau. A un niveau analytique, tout d’abord : qu’apporte de plus, ou pas, la notion à la compréhension des dynamiques de l’insécurité alimentaire ?
A un niveau normatif ensuite : quelles sont ou pourraient être les contours de politiques pro-résilience ?
Pour répondre à ces questions, il faut d’abord comprendre pourquoi la résilience a pu devenir une notion incontournable dans la lutte contre la faim (section 1).
Il faut ensuite étudier la façon dont elle s’est imposée dans ce champ de l’aide (section 2).
Non sans d’ors et déjà susciter d’importantes critiques (section 3).
Des critiques qui nous conduisent à envisager les conditions d’un usage acceptable de la notion, tant sur le plan analytique (section 4)
que, surtout, sur celui de ses implications normatives (section 5).
La définition de la résilience de l’UNISDR (United Nations International Strategy for Disaster Reduction -Traduit de l'anglais-Le Bureau des Nations Unies pour la réduction des risques de catastrophe a été créé en décembre 1999 pour assurer la mise en œuvre de la Stratégie internationale de prévention des catastrophes.) :
La résilience est l’aptitude d’un système, d’une collectivité ou d’une société potentiellement exposé à des aléas à s’adapter, en opposant une résistance ou en se modifiant, afin de parvenir ou de continuer à fonctionner convenablement, avec des structures acceptables. La résilience d’un système social est déterminée par la capacité de ce système à s’organiser de façon à être davantage à même de tirer les enseignements des catastrophes passées pour mieux se protéger et à réduire plus efficacement les risques
(UNISDR, 2005)...
Les systèmes socio-écologiques
La résilience est largement usitée en écologie, en particulier dans l’analyse des écosystèmes et des changements auxquels ils sont confrontés (Folke, 2006, pour une revue). La définition de la résilience avancée par Holling en 1973, est encore au cœur de nombreux travaux, essentiellement nord-américains : “a measure of the persistence of systems and of their ability to absorb change and disturbance and still maintain the same relationships between populations or state variables” (Holling 1973, 14). Ces travaux ont montré que les changements d'état des écosystèmes sont de plus en plus la conséquence des actions humaines, qui réduisent la résilience de ces écosystèmes, et qu'en retour cette moindre résilience influe sur les conditions d'existence et le développement (Adger, 2000 ; Gunderson & Holling, 2002). C'est cette interaction, et le caractère jugé artificiel et arbitraire de la séparation entre système social et nature, qui conduisent à l'émergence de la notion de système socio-écologique (Walker & al, 2006)...
L’individu face au malheur
C’est au sein de la psychologie que la notion de résilience a d’abord été appliquée aux individus, comme capacité à rebondir en suite à un évènement ou une succession d’évènements négatifs, voire traumatisants, tel un conflit armé, le décès d’un proche, une maltraitance, etc. (Tisseron, 2007). Les enfants et adolescents sont prioritairement concernés par ces travaux (Luthar, 2006). Un autre fondement est fourni par la sociologie de l’action, plus précisément de l’action face à l’épreuve, entendue comme défi que les individus sont contraints d’affronter. Giddens (1987) et Long (2001) notamment, tout en reconnaissant le poids des structures, se montrent optimistes concernant les possibilités de l’action, l’individu pouvant par son action réfléchie composer avec les aléas. Avec le
risque, qui va nourrir les critiques de la résilience et de son usage, de considérer une personne toujours capable d’affronter l’adversité, au sein d’un système qui n’a pas à être changé (Thomas, 2008).
D’où le soupçon de n’être qu’un nouvelle forme de pensée néo-libérale, appliquée à la gestion des risques cette fois, et conduisant à rechercher ce héros moderne que serait l’individu résilient (Joseph, 2013). En termes d’insécurité alimentaire, elle constituerait en quelque sorte l’aboutissement d’un glissement analytique : d’une vulnérabilité et de famines conçues comme produit des structures économiques et sociales, ou tout au moins de pressions macrosociales (Blaikie & al, 1994), on serait passé à une vulnérabilité conçue, sous l’influence des travaux des économistes, comme un enfermement largement induit par les comportements des individus eux-mêmes (Dercon, 2006), puis à la capacité de ces derniers à se sortir d’un tel enfermement, analysée en particulier au prisme des
capabilités. La résilience mènerait ainsi à construire le mythe du « pauvre résilient », à penser qu’un pauvre est toujours capable de s’en sortir, dès lors que l’on suscite la mobilisation de ses ressources internes, et sans qu’il soit nécessaire de s’attaquer aux inégalités, aux dominations. Béné & al (2012) relèvent ainsi que parmi les multiples définitions disponibles de la résilience, aucune ne mentionne les termes de pouvoir et de processus politique. Diverses tentatives visent certes à construire une approche moins techniciste et plus politique de la résilience (Oxfam, 2013), à approfondir la portée de
cette capacité d’action, ou agency, mise en avant par les tenants de la résilience (Pain et Levine, 2012), mais elles demeurent minoritaires au sein de l’abondante littérature récente...
... le risque d’injonction que porte la résilience qui est mis en exergue, et en accusation (Revet, 2011). Cette injonction est double. D’une part, elle renvoie les populations locales à leur responsabilité : puisqu’elles disposent de capacités d’action, il leur revient de les mobiliser pour faire face à leurs difficultés. Cette injonction recèle un double danger, celui d’une illusion d’une part, d’un alibi d’autre part. L’illusion consiste à penser que dans toutes les situations les individus ou, mieux, les communautés trouveront en eux-mêmes les ressorts nécessaires pour affronter l’adversité, qu’il convient
simplement de susciter leur empowerment, par des approches en termes de social risk management par exemple. C’est là qu’est l’alibi : si les populations pauvres disposent de la capacité à dépasser l’adversité, à survivre aux chocs, il suffit de promouvoir l’émergence de groupes pertinents localement, au sein desquels le capital social et, partant, la résilience pourront se développer. On parle alors de self help groups par exemple, dont l’action peut certes réduire certaines vulnérabilités, mais dont l’existence permet aussi de légitimer la faiblesse, voire l’absence, de l’intervention publique (Palier et Prévost, 2007)...
Conclusion : La résilience contre quoi, contre qui ?
Ainsi, on voit bien que pour ne pas ressortir d’une creuse rhétorique ou d’un plaidoyer larmoyant, la résilience appliquée à la question alimentaire revêt de nombreuses exigences. La première de ces exigences est conceptuelle : la définir clairement, et l’associer à d’autres notions phares des débats sur le développement, telles celles de vulnérabilité, soutenabilité et de protection ; la résilience, pour nécessaire qu’elle puisse être, est insuffisante pour expliquer les réalités de la pauvreté et de l’insécurité alimentaire. La deuxième exigence est d’ordre méthodologique : car la résilience implique un besoin de suivi dans le temps, d’évaluations d’impacts, d’approches qualitatives, fondés sur de –coûteux- dispositifs d’observatoires. La troisième exigence est plus importante encore, elle ressort du politique, d’un choix de modèle de développement pro-résilience. En ce sens, la résilience permet une salutaire relance du débat sur la dimension politique de l’aide au développement, du fait des considérations normatives qu’elle porte, et du fait des choix de modèles qu’elle implique, inévitablement. Elle conduit aussi à relativiser l’argument du « moindre coût » souvent avancé par les bailleurs pour justifier de la mobilisation de la notion dans le champ de l’aide. Comme principe directeur de politiques agricole et sociale visant à s’attaquer aux causes structurelles de la vulnérabilité alimentaire, la résilience ne peut être qu’une notion coûteuse et au final dérangeante pour les Etats et les bailleurs, les renvoyant à leurs propres insuffisances et incohérences.
S’il est donc trop tôt pour tirer un bilan définitif de l’usage de la résilience dans la lutte contre la faim, deux critères majeurs d’évaluation pourront, dans quelques années, être interrogés : d’une part, sa capacité intégratrice dans les actions de terrain, tant mise en avant par les bailleurs ; d’autre part sa capacité à légitimer et à susciter une action publique véritablement en faveur des agriculteurs/pasteurs familiaux et des filières locales."
La résilience contre la faim. Nouvelle donne ou nouvel artifice ? Benoît Lallau Maître de conférences HDR CLERSE Université Lille1, 59655 Villeneuve d’Ascq Cédex