Acculturation
"D’une manière minimaliste, presque simpliste, le terme d’acculturation peut se définir comme une formule décrivant l’ensemble des phénomènes et des processus qui accompagnent la rencontre entre deux cultures différentes. Ce vocable est issu de l’anthropologie anglo-saxonne où il apparaît déjà au XIXe siècle. Ce n’est, cependant, qu’à partir des années 1950 que son utilisation s’est développée dans le domaine des sciences sociales.
La notion d’acculturation pose le problème du concept de culture, qui est à sa racine. Il n’existe pas de définition univoque, non ambiguë de la culture. Les définitions proposées pour le terme d’acculturation sont donc multiples, et cela même dans le domaine d’origine du terme. Les différents débats nés de son utilisation ont abouti à de nombreuses re-définitions et précautions d’emploi, sans réellement résoudre les difficultés de maniement de cette notion.
Ce terme d’acculturation demeure lié à toute une thématique sujette à controverse. Son utilisation amène, le plus souvent, à aborder des notions aussi polémiques que celles de la race, de l’ethnie, du rapport entre société dominante/société dominée, de la colonisation. Aussi fallait-il, pour pouvoir reconsidérer l’emploi de cette notion dans le domaine de l’histoire, mieux comprendre, au préalable, son évolution dans son cadre d’origine.
Historique du terme en anthropologie
L’évolution de la définition du terme d’acculturation paraît étroitement liée à celle de l’anthropologie, et notamment à son approche du phénomène de la colonisation européenne.
Dans la discipline anthropologique, la notion d’acculturation se généralise dans les années 1950-1960, dans le cadre du développement de l’école culturaliste, fondée sur l’existence d’un ensemble de traits typiques constituant le caractère ethnique qui formerait la personnalité de base d’un individu, au cours de son enfance. Des anthropologues américains, tels que Meyers Herskovits ont ainsi mené des études sur les indiens, les noirs américains.
Dans un premier temps, la notion d’acculturation était conçue comme un emprunt culturel à sens unique, comme l’emprunt d’une société « archaïque » à une société « civilisée ». Mais, dès 1938, Meyers Herskowits proposa une définition, devenue classique : « l’acculturation comprend les phénomènes qui résultent du contact continu et direct des groupes d’individus ayant différentes cultures, ainsi que les changements dans les cultures originales des deux groupes ou de l’un d’entre eux ». Une lecture plus attentive de ses travaux révèle cependant une avancée moins grande que ne le laisserait supposer cette nouvelle définition, avec l’utilisation de la notion « d’africanité » qui suppose l’existence d’une culture africaine globale. La notion d’interaction entre les cultures en présence apparaît donc timidement dans le domaine anthropologique, dès cette époque.
Assez vite, le terme d’acculturation apparaît recouvrir une notion trop générale. En tentant de préciser ce concept, différentes tentatives de redéfinition n’aboutissent qu’à la création de nouveaux vocabulaires. On assiste alors à une décomposition de la notion en une multitude de sous-concepts : endoculturation, transculturation, déculturation, syncrétisme etc. En 1974, Nathan Wachtel écrivait ainsi que l’acculturation était une notion trop générale, qui ne permettait pas d’aborder la multiplicité des processus de changement que l’anthropologie cherchait à étudier. L’acculturation est alors considérée comme un processus, dont on peut considérer différentes phases. Il s’agit désormais d’étudier les phénomènes de déperdition de culture ou « déculturation » ainsi que de transformation ou « transculturation », corollaires du processus d’acculturation. En outre, à partir d’une définition mettant l’accent sur la domination possible d’une culture sur l’autre, les nouvelles études, elles, incluent les processus affectifs de regret à l’égard de la culture antérieure. Elles analysent ainsi les essais de retour à une culture ressentie comme authentique qui interviennent en fin de processus acculturatifs.
L’acculturation devient ainsi, progressivement, une « notion désignant les phénomènes complexes qui résultent des contacts directs et prolongés entre deux cultures différentes, entraînant la modification ou la transformation de l’un ou des types culturels en présence ». En 1981, le travail de Sélim Abou offre un outil d’analyse en définissant les situations et les expériences d’acculturation : typologie des situations d’acculturation, définition des cultures en contact, modes d’acculturation, processus d’acculturation. L’auteur pense, en effet, qu’une « étude pluridisciplinaire ne permet pas de saisir le phénomène dans sa réalité immédiate mais offre une grille d’analyse qui dispose à la comprendre ». L’originalité de cette étude est qu’elle ne se limite pas aux situations coloniales mais qu’elle analyse les phénomènes d’acculturation provoqués par l’immigration. Elle prend ainsi en compte de nouveaux types de contact et donc de nouvelles situations d’acculturation.
Le terme d’acculturation recouvre ainsi l’ensemble des processus possibles mais il demeure, le plus couramment, utilisé dans sa définition restrictive de contact culturel entre deux sociétés de puissances inégales. En outre, les études anthropologiques conservent leur tendance à déchiffrer le changement culturel du point de vue d’un seul des deux univers en présence.
Emprunt et ré-interprétation du concept en histoire
Des nouvelles problématiques de Faire de l’histoire en 1974 aux périphrases prudentes de Pour une histoire culturelle en 1997, c’est le parcours historiographique du concept d’acculturation qui se trouve ainsi résumé. L’histoire culturelle est un domaine d’étude qui, dans la perspective de l’École des Annales, s’est trouvé valorisé depuis près de deux décennies. D’après Jean-François Sirinelli, cité par Jean-Pierre Rioux, « l’histoire culturelle est celle qui s’assigne l’étude des formes de représentations du monde au sein d’un groupe humain dont la nature peut varier – national ou régional, social ou politique – et qui en analyse la gestation, l’expression ou la transmission ». Cet intérêt pour histoire culturelle entraîne ainsi, inévitablement, une confrontation de la discipline historique avec les phénomènes d’acculturation.
En 1974, Nathan Wachtel présentait l’acculturation comme un thème de recherche en devenir, à son tout début. Il se demandait déjà de quelles manières on pouvait « emprunter » ce concept à l’anthropologie, dans quels domaines et avec quelles méthodes et quelles précautions. Autant de questions que nous avons dû reprendre à notre compte, lors de la préparation de ces articles. En 1997, dans l’ouvrage Pour une histoire culturelle, le concept n’est plus qu’obliquement abordé dans l’article concernant le chantier « histoire religieuse, histoire culturelle », en le désignant comme d’un concept dédié « ne sortant guère du champ de la théologie et de l’historiographie des missions religieuses extérieures ». Dans l’ensemble de l’ouvrage, seules sont employées les formules de transformations, de contacts culturels, en n’utilisant jamais le vocabulaire développé en anthropologie. Il est à noter que l’histoire ancienne n’est pas du tout abordée dans cet ouvrage. En deux décennies, le concept d’acculturation est passé du statut de direction de recherche prometteuse bien que complexe à mener, à celui d’un terme très connoté, à éviter dans la plupart des champs historiques.
Acculturation et histoire africaine
Pour N. Wachtel, le domaine de compétence premier, et primitif, du concept d’acculturation était la situation coloniale et il demandait que son champ d’application y soit, au moins dans un premier temps, limité, afin de permettre l’élaboration de concepts opératoires permettant l’élargissement du champ d’investigation. Aussi, l’histoire africaine paraît-elle la plus directement concernée par l’utilisation de cette notion.
La difficulté est que l’importation du terme d’acculturation s’étant faite assez tôt en histoire africaine, c’est son acceptation anthropologique des années 1930 qui a été adoptée. Cette définition a alors véhiculée avec elle son lot de préjugés racistes, avec des recherches essentiellement orientées vers l’histoire des colonisateurs et de l’expansion européenne. Certains aspects dits « civilisés »des cultures africaines ont ainsi été expliqués par leurs contacts avec des « races supérieures », par exemple à peau plus claire. L’acculturation devenait alors une aide conceptuelle pour une histoire qui tentait de légitimer l’entreprise coloniale européenne.
Par la suite, avec l’abandon des notions de race dans l’histoire africaine, une nouvelle conception de la notion d’acculturation apparaît dans les années 1950. Est alors élaborée l’idée d’une « culture africaine » globalisante qui demeure encore perçue, pour l’essentiel, au travers du regard des colonisateurs.
La grande entreprise de décolonisation entreprise durant la période suivante, ainsi que des monographies ethnologiques réalisées lors de la période coloniale, ont, depuis, recentré l’histoire africaine vers les africains et leurs cultures propres. Certaines théories, portées par des mouvements nationalistes, insistent sur la nécessité d’une ré-appropriation, par les colonisés, de leurs identités culturelles, dans un mouvement que l’on peut interpréter comme une réaction de contre-acculturation.
C’est dans ce contexte que le terme d’acculturation, alors fortement contaminé par une vision coloniale et raciste, devient si connoté qu’on lui préfère maintenant le terme « d’interactions culturelles ». Par un glissement, sémantique, le préfixe ad a pris le sens d’un a privatif: le processus d’acculturation devient synonyme de déstabilisation d’une culture par l’adjonction d’éléments étrangers. Il est alors plus perçu comme une déculturation, processus négatif qui engendre le sous-développement.
L’acceptation du concept d’acculturation dans sa phase « coloniale », dans le domaine anthropologique, aboutit au rejet total de cette notion. Les phénomènes d’acculturation ne sont plus étudiés qu’à travers leur facette d’« interactions culturelles », vocable qui est une version relativement appauvrie du concept primitif.
Acculturation et histoire antique
Le même Nathan Wachtel déjà cité posait le problème de la possibilité d’étendre, par la suite, le concept d’acculturation en dehors de la situation coloniale vers les autres situations d’hétérogénéité culturelle, notamment afin de renouveler certaines questions classiques comme la diffusion des cultures grecques et romaines. C’est ainsi que, dans les années 1970-1980, le concept d’acculturation s’est trouvé au centre de différentes recherches en histoire antique. Il faut cependant noter que le terme lui-même n’est pas toujours employé. L’étude de la diffusion de la culture grecque et de la culture romaine a, ainsi, abouti à la création d’une terminologie spécifique : hellénisation, romanisation.
Les problèmes abordés par l’histoire antique apparaissent comme « très comparables mutatis mutandis à ceux de l’ère coloniale moderne ». Une étude menée par S. Gruzinski et A. Rouveret tente ainsi une comparaison entre l’histoire coloniale mexicaine et la romanisation de l’Italie méridionale. Cependant, des termes tels que « romanisation » ou « hellénisation » s’appuient sur un concept d’acculturation reposant sur un rapport société dominante/sociétés dominées, issu des premières définitions du concept en anthropologie. Les échanges culturels procéderaient essentiellement d’une société dite « civilisée » vers une autre considérée comme plus « barbare » : les phénomènes d’acculturation sont donc perçus comme à sens unique.
Aussi, récemment, le mot « romanisation » est-il devenu un terme à bannir car il ne rend pas compte de la complexité des phénomènes d’acculturation. Il pose, notamment, le principe d’une culture romaine, d’une sorte de romanité idéale. En outre, il ne prend en compte que des échanges unilatéraux, ceux de Rome en direction des provinces conquises. Cette notion ne conserve donc actuellement qu’une valeur heuristique en « invitant à cerner les problèmes de rythmes de diffusion de caractéristiques que nous assimilons à la romanité ».
Dans ce même champ historique, il est à noter que les historiens britanniques conservent ce terme de romanisation, dont ils ont cependant profondément remanié le contenu. Ils ont notamment intégré le concept de bilatéralité des phénomènes d’acculturation. Le terme ainsi redéfini leur apparaît opératoire même si son emploi soulève toujours certaines difficultés. En effet, comment trouver une position neutre pour analyser la part des phénomènes d’acculturation dans le cours des changements à long terme, « Romanization : a point of view », dans The Early…, comment définir les cultures en présence alors qu’on les perçoit essentiellement à travers une seule d’entre elles ?
En définitive, c’est un autre aspect du concept hérité du colonialisme, l’idée d’une relation de domination entre différentes sociétés et d’un courant culturel unilatéral, allant de la plus « civilisée » vers les autres, qui conduit à refuser l’emploi du mot et de sa terminologie dérivée. Les phénomènes d’acculturation ne sont plus abordés qu’à travers des périphrases plus ou moins réductrices : « transformations ou échanges de cultures », « héritage, influence culturelle » etc.
Acculturation et histoire médiévale et moderne
23En ce qui concerne l’histoire médiévale et moderne européenne, on ne trouve que peu d’études qui fassent réellement de l’acculturation son thème central, même si différents phénomènes d’acculturation sont abordés dans un contexte de multiples situations de contacts culturels (Orient/Occident lors des croisades, invasions barbares, l’Espagne et la conquête du Nouveau Monde…) [18][18]Pour l’époque moderne, il faudrait cependant citer le récent…. L’acculturation n’est pas réellement conceptualisée dans la plupart de ces études, comme en témoigne l’emploi de multiples périphrases. La terminologie de l’acculturation est employée sans que la notion soit bien définie. Les phénomènes d’acculturation ne sont, le plus souvent, abordés que sous des angles étroits, partiels, et d’une manière fort décomposée.
Il y a plus de deux décennies, N. Wachtel posait déjà la question d’un emprunt et d’une ré-interprétation du concept d’acculturation en histoire. Il proposait même des directions de recherche pour valider ce concept. Ces travaux « préliminaires » devaient aboutir, à travers la comparaison d’études ponctuelles, à « décomposer la notion d’acculturation en des catégories limitées mais opératoires, qui rendraient compte, à travers l’accumulation chaotique des faits, d’un ordre caché. Analyse et comparaison des caractères externes de l’acculturation, qui permettent d’élaborer une typologie et peut-être une combinatoire, des sociétés en présence, des modalités du contact et des résultats produits ». Les recherches sur l’acculturation en histoire ont, au contraire, abouti à abandonner le concept, adapté du domaine de l’anthropologie à son « époque coloniale » et devenu par trop connoté.
Cependant, l’évolution des recherches anthropologiques a permis l’élaboration de typologies combinatoires, comme l’avait espéré Nathan Wachtel, avec les travaux, notamment, de Sélim Abou. La discipline historique dispose donc de nouvelles bases pour reconsidérer le concept d’acculturation, en s’affranchissant des débats de l’histoire coloniale.
C’est dans ce nouveau contexte que nous avons voulu ancrer nos interrogations et les études présentées ici, en nous appuyant sur un vocabulaire descriptif élaboré en anthropologie. Il ne faut pas, cependant, oblitérer un certain nombre de difficultés propres à l’histoire : des travaux basés, par force, sur des données partielles et partiales, une analyse limitée à certains groupes socio-culturels, à certains domaines culturels, à certains aspects mieux documentés. Aussi, peut-on étudier un aspect limité du processus l’acculturation ? Peut-on trouver un point de vue permettant de distinguer les phénomènes d’acculturation intervenant dans une société, d’une tendance générale de changements ? Comment définir de façon objective les cultures en contact à partir de documents partiaux ou lorsque des contacts multiples existent depuis longtemps ?
En définitive, nos réflexions nous ont conduit à utiliser, ici, l’acculturation comme un terme opératoire, comportant la notion de processus, et accompagné de vocabulaires descriptifs utiles pour l’analyse des sociétés passées. Ce sont les questionnements qu’entraîne l’utilisation de ce terme qui nous ont paru intéressants, car ils conduisent à la restitution d’un processus d’évolution. Ils amènent à définir les cultures en présence, leurs relations entre elles, les vecteurs de changement, etc. Se pencher sur l’acculturation, c’est donc tenter de caractériser des mécanismes de transformation à partir des grandes grilles d’analyse descriptive proposées par l’anthropologie. Comme l’écrit Sélim Abou, l’étude, même la plus réussie, ne permet pas de saisir le phénomène d’acculturation dans sa réalité vécue immédiate mais n’offre qu’une grille qui dispose à la comprendre. Cela paraît encore plus vrai lorsque l’on penche sur les sociétés passées, pour lesquelles on ne dispose que de données fragmentaires et souvent partiales. La diversité des réflexions présentées ici sur ce thème montre la diversité des angles d’approche possibles et la richesse de ce terme opératoire.
En conclusion, il faut garder à l’esprit qu’« utiliser le terme d’acculturation, c’est engager une réflexion, en aucun cas conclure sur l’interprétation d’une évolution culturelle […]. La compréhension, elle, dépend en définitive des qualités de l’intelligence et du cœur : comprendre le phénomène de l’acculturation, c’est parvenir à intuitionner dans l’Autre, quel qu’il soit, un autre Soi-Même » ainsi que l’écrit S. Abou dans l’avant-propos de son ouvrage."
De l'acculturation aux processus d'acculturation, de l'anthropologie à l'histoire Petite histoire d'un terme connoté Cécilia CourbotDans Hypothèses 2000/1 (3), pages 121 à 129