Interdit et inter-dit

"[...]L’interdit sert cependant à autre chose qu’à nous déplaire et nous indisposer. Nous fixant un cadre de conduites et de comportements (en distinguant, pour nous, le « permis » et le « défendu »), il nous apporte la sécurité, et plus encore il nous autorise (vrai sens du mot « autorité »), après un processus d’intériorisation, les choix les plus conscients, les plus réfléchis, qui sont aussi souvent les plus sociaux. Un individu est libre en effet quand il a intériorisé des informations qui lui permettent d’agir et de participer, en toute connaissance de cause, à la vie sociale...

Pour cette raison, l’interdit participe à notre construction identitaire. C’est pourquoi, en règle générale, nous lui obéissons, et ce pour toutes sortes de raisons (plus ou moins judicieuses) : par crainte (de la sanction ou de la réprobation morale), par besoin de sécurité, par habitude, par instinct social, par admiration de celui qui interdit, par imitation, paresse ou indolence, par sentiment de légitimité de la défense faite, grâce à notre surmoi qui nous permet d’intérioriser les règles, etc.

Ce dont il est question aujourd’hui, dans une démocratie qui se veut de plus en plus participative, et ici à tous les niveaux des centres de décision, et pour tous les citoyens, c’est du passage de l’interdit à l’inter-dit. L’inter-dit, avec un trait d’union, à la façon Lacan, est un idéal démocratique. Se pose à cet instant le problème de la conciliation entre l’exigence sociale de la règle et l’impératif démocratique, sachant qu’une communauté, quelle qu’en soit la forme ou la nature, ne peut tolérer chez ses membres qu’une faible proportion d’initiative individuelle pour préserver sa cohésion.

Qu’est-ce que l’interdit « démocratique » ? Car l’interdit ancien est très affaibli, la chose est établie. Chacun a bien compris que c’est la démocratie qui rend d’abord cet interdit suspect. Car, à l’aversion naturelle de l’homme pour la règle, nous l’avons vu, elle ajoute une aversion culturelle. Ce système politique, qui se présente à nous comme le « régime des égaux (egos) » s’en défie énormément. Cela signifie encore que, dans cette « société d’individus » qu’est la société moderne, où chacun se veut souverain à lui tout seul et à part entière, le principe hiérarchique mis en œuvre par l’interdit traditionnel (avec d’un côté l’« interdicteur » dominant, et de l’autre l’« individu interdit » dominé) perd de sa légitimité et de son bon droit. Nous ne voulons plus que la règle nous tombe sur la tête comme la foudre du ciel ! C’est ici l’occasion de rappeler, avec Roger Caillois, que l’interdit sert à favoriser l’échange social, qu’il est, par définition, l’interaction sociale.

Il faut donc replacer l’interdit à sa place pour lui redonner tout son sens dans le contexte social et politique qui est le nôtre. D’abord et surtout, il faut le voir comme un outil, car il n’est désormais plus une fin en soi. En démocratie, assurément, il ne saurait être désormais l’expression d’un pouvoir ; non, il est nécessairement un service, toujours destiné à grandir l’homme et à lui assurer une liberté réelle. Ce qui nous conduit, dans notre analyse, à distinguer « bons » et « mauvais » interdits.

Qu’est-ce qu’un « bon » interdit ?

Le « bon » interdit, c’est en premier lieu l’interdit fondamental, universel, absolu, incontestable, qui s’applique partout et pour tous (nous l’avons nommé plus haut en évoquant l’inceste, le meurtre et le cannibalisme). « L’homme, dit Dostoïevski, ne veut s’incliner que devant une force incontestée que tous les humains respectent par un consentement universel » (Les Frères Karamasov).

Le « bon » interdit, c’est encore l’interdit « socialement très utile », l’interdit « juste » dont on ne peut contester la valeur (comme l’interdit routier de grande vitesse, ou l’interdit de viol et celui de la contrainte sur le corps en général). Il est ainsi de « mauvais » interdits que nous refusons comme, nous l’avons vu, l’interdit d’avortement ou celui d’homosexualité.

Le « bon » interdit, c’est enfin l’interdit qui bénéficie de la « bonne » méthode d’élaboration, celui qui doit être discuté au sein du corps social avant son adoption définitive, qui doit être argumenté, négocié quelquefois, avant de devenir la règle commune. Ce « bon » interdit – interdit supérieur de la démocratie –, nous le nommons, reprenant l’expression lacanienne, l’inter-dit. Cet inter-dit-là, qui n’est pas fondé sur le commandement ni la pression, est la mise en scène, dans une situation d’horizontalité, des protagonistes, « interdicteurs » et « individus interdits ». Inter-dit : c’est ce qui se dit entre les personnes, c’est une passerelle entre le Sujet (deux en réalité : moi et autrui) et l’Objet (ce pourquoi les paroles sont dites). Établir l’interdit, c’est en somme revenir à une longue tradition illustrée tout à la fois par la maïeutique socratique, la dialectique platonicienne, l’enseignement talmudique, la disputatio scolastique.

L’inter-dit est aujourd’hui l’expression de la démocratie participative, forme avancée de notre démocratie. Nous voulons désormais librement consentir à l’interdit, comme l’homme de Rousseau entendait consentir à la loi (« c’est par la règle que l’on se donne que l’on est heureux », disait Alain ; en tout état de cause, nous ne voulons plus que l’interdit tombe d’en haut comme la foudre du ciel, nous aimerions apprécier nous-mêmes ce qui mérite d’être interdit. Notre moi veut être, partout, tout le temps, son propre maître : voilà le (si peu) secret désir du moi moderne. Nous voulons enfin comprendre la règle, qu’elle nous soit expliquée, pour avoir l’envie de la respecter, en ayant saisi toute l’importance. C’est particulièrement vrai chez les adolescents. Comme le note ce professeur (31 ans, Gironde), « les interdits sont d’autant mieux respectés qu’ils sont expliqués, négociés, et que les élèves ont la possibilité de les discuter ». En somme, l’interdit, il faut que nous le ressentions ; nous le voulons signifiant pour nous y soumettre, nous voulons en saisir les motivations profondes, sincères.

Ce désir de compréhension de la règle est aujourd’hui très fort ; l’enfant déjà l’exprime à sa manière. Méfions-nous du discours qui voudrait qu’on lui serve à nouveau, comme un plat réchauffé, l’antique autorité. L’enfant a moins besoin de normes imposées que de conseils éclairés, moins besoin d’un pouvoir que d’une lecture du monde, moins besoin de prescriptions que de convictions. Il s’agit moins, pour les parents, de poser des limites que d’indiquer un cadre d’action où l’enfant puisse exprimer sa liberté. Cela suppose assurément l’observation de quelques règles, mais ces règles doivent toujours être expliquées. La démocratie, ne l’oublions pas, est avant tout le régime de la persuasion. Nous devrons nous en souvenir avec l’adolescent, qui, plus que jamais, est une personne.[...]

L'interdit, voici bien un mot qui a « mauvaise presse », qui suscite la réprobation, que l’on soupçonne de vouloir attenter à nos libertés, qui paraît de surcroît contraire à l’idéal d’égalité qui inspire et oriente nos sociétés démocratiques.

Les interdits ont-ils disparu comme il se dit volontiers ? Que de discours en tout cas, ordinaires ou savants, sur la fin de l’autorité, la crise des repères et l’effacement des limites ! Mais, à l’examen, il apparaît que les interdits sont bien là, plus que jamais, et même à chaque instant de notre vie quotidienne : juridiques, moraux, familiaux, scolaires, professionnels, sexuels, d’âge, de sexe, ethniques…, ils sont assurément partout, démentant, du coup, le discours « pleurnichard » sur leur disparition.

Une autre chose est sûre, les interdits évoluent avec le temps. Il est ainsi des choses interdites dont on ne veut plus, qui sont donc plutôt admises dans des sociétés comme les nôtres (l’on peut songer, par exemple, à l’avortement ou à l’homosexualité). Et puis les interdits sont plus petits aujourd’hui, comme plus discrets, ils sont dans les interstices de la vie sociale, ce sont des « interdits de proximité ».

Il ne sera pas ici question d’autorité, c’est-à-dire, étymologiquement, ce qui autorise, mais d’interdit, c’est-à-dire, toujours étymologiquement, ce qui défend. On sait en effet que si les publications sur l’autorité sont légion, celles sur les interdits sont plus rares (il est d’ailleurs plutôt question, dans ce dernier cas, du thème des limites – celles à ne pas franchir).

L’homme, et plus encore l’enfant (qui le subit souvent), n’aime pas l’interdit ; il dit que ça entrave sa liberté, que ça l’empêche de faire ce qu’il veut. De prime abord, il a raison ; c’est d’ailleurs ce pourquoi il est fait, l’interdit : empêcher l’homme d’agir, en toute et n’importe quelle circonstance, selon son bon plaisir, lui éviter de faire n’importe quoi en quelque sorte. Donc, l’interdit, que nous nommerons ici « traditionnel », a pour vocation et fonction de freiner nos désirs, qui sont inépuisables (et pas toujours très bons), de contenir nos violences, qui peuvent être, elles aussi, redoutables. Les interdits ont ainsi une fonction primordiale en réservant au cœur des communautés humaines une « zone protégée de non-violences ». Toutes les sociétés fixent donc des règles et des interdits. Toutes les sociétés, assez communément, posent les interdits majeurs de l’inceste, du meurtre et du cannibalisme : « Tu ne jouiras pas des tiens », « Tu ne tueras point », « Tu ne consommeras pas ton prochain ».

L’interdit ainsi défini est une exigence sociale, une condition de la paix civile. Nous sommes, en tant qu’êtres sociaux, obligés d’acquérir les règles et les interdits, ainsi que les symboles de la société dans laquelle nous vivons. Les autorités publiques nous disent alors ce qu’il faut que nous fassions ou ce qu’il nous est défendu de faire. C’est pourquoi nous avons, même si nous éprouvons parfois le sentiment contraire, beaucoup d’interdits face à nous. Ils forment même une riche panoplie. Juridiques, moraux, familiaux, scolaires, professionnels, sexuels, d’âge, de sexe…, ils semblent partout (avec naturellement plus ou moins de bonheur pour ce qui est de leur efficacité).

Puisque l’interdit défend une action (dont nous avons envie), il est désagréable. Il nous fait spontanément penser à l’autorité « autoritaire », une autorité absolue et sans partage, il est à ce titre insupportable. Ensuite il peut, cet interdit, apparaître injuste, donc indigne d’être respecté. Il fait alors l’objet d’un rejet, il est transgressé même. Nous ne connaissons pas de sociétés où la transgression n’existe point. Roger Caillois nous a du reste appris que, dans certaines communautés, longtemps appelées sociétés « primitives », la transgression était organisée sous la forme de fêtes et de sacrifices, solennellement mis en scène.

Ce qui est sûr, c’est notre tendance à respecter l’interdit aussi longtemps que nous sommes sous surveillance, mais, dès que nous n’y sommes plus, nous reprenons notre liberté de ne plus obéir (d’où le jeu de cache-cache de l’automobiliste qui veut rouler à grande vitesse et le gendarme qui veut l’en empêcher. La vigilance de ce dernier vient-elle à se relâcher, celui-là en profite pour faire ce qu’il veut).

Considérons à présent la situation de l’enfant. C’est un résistant « par nature ». Sa résistance est, soit passive : l’enfant ne fait pas ce qu’on lui dit de faire. Soit active : l’enfant fait ce qu’on lui dit de ne pas faire. La transgression n’est plus très loin."

cairn.info De l'interdit à l'inter-dit  Michel Fize Dans Pensée plurielle 2006/1 (no 11)o2006/1 (no 11), pages 69 à 73

EN CONSTRUCTION

 

Aucun commentaire

Laissez votre commentaire

En réponse à Some User