Constructivisme
"La notion de constructivisme est apparue au cours des années 1920, entre autres dans le domaine de l’art et des mathématiques. Dans le champ de l’art, les avant-gardes russes, suivies par le mouvement hollandais De Stijl (Théo Von Doesburg, Pietr Mondrian) et les architectes du Bauhaus utilisent l’adjectif « constructiviste » pour définir leurs travaux. La notion centrale du constructivisme artistique est le refus de la figuration, c’est-à-dire la volonté de ne plus représenter des objets réels mais uniquement des constructions émanant de leur imaginaire, de leur esprit.
Le « constructif » s’oppose ainsi au « représentatif ». Le cubisme et le futurisme sont des courants artistiques assimilés au constructivisme. L’esthétique constructiviste est fondamentalement antinaturaliste.
Chez Kandinsky, la forme et la couleur sont indépendantes des objets représentés. Ce qui importe c’est la manière dont les éléments de la matière entrent en résonance avec la subjectivité de l’artiste. Les artistes doivent abandonner une attitude contemplative de la réalité pour passer à une attitude d’« action » et de « construction » de la réalité à partir de leur propre subjectivité. Gabo et Pevsner, dans le manifeste constructiviste paru en 1920, défendent la thèse selon laquelle la réalité n’existe pas en soi, elle est constituée de « fictions » que l’esprit projette sur son environnement.
Razmig Keucheyan considère que les quatre sources philosophiques qui ont influencé l’esthétique et le paradigme constructiviste sont Kant, Marx, Nietzsche et le vitalisme. La révolution kantienne a consisté à renverser le rapport de l’objet et de la connaissance en faisant abstraction de tous les objets pour se concentrer sur les opérations mentales a priori nécessaires à la connaissance de ces objets. L’aspect commun au constructivisme et au marxisme est l’anti-substantialisme alors que l’apport de Nietzsche au constructivisme se trouve, entre autres, dans la notion de généalogie. Nietzsche tente en effet de remonter aux origines d’une valeur ou d’une interprétation de la réalité. Il considère qu’il n’y a pas de « chose en soi ». La chose n’est qu’une fiction ; c’est la généalogie, l’histoire d’une entité qui conditionne son existence. Il critique donc fondamentalement l’essence des choses. Pour le vitalisme, Keucheyan cite Henri Bergson et notamment son concept d’élan vital : une force créant de façon imprévisible des formes toujours plus complexes, une pulsion créatrice d’où surgissent les réalités vivantes.
Ce n’est que dans les années 1960 que le constructivisme fait son apparition au sein des sciences sociales et connaît un franc succès dans les années 1980 et 1990 lorsque le constructivisme profite de la crise du marxisme et du structuralisme pour s’imposer comme paradigme des sciences sociales. Les choses n’existent pas en tant que telles mais sont construites par l’observateur, le locuteur. Une entité, qu’elle soit matérielle ou sociale, est toujours construite par les croyances et les actes des acteurs sociaux. Les états mentaux ne se bornent pas à reproduire une réalité qui existe en soi d’une manière indépendante mais contribuent à la construction d’une telle réalité. Dès lors, le réel n’est plus statique, il ne correspond plus à ce qui relève de l’ontologie mais à un processus. Il n’est pas indépendant des représentations qu’en ont les êtres humains. Les notions d’identité nationale ou de classes sociales, par exemple, peuvent être considérées d’un point de vue dogmatique ou substantialiste comme des réalités en soi, des objets sociologiques éternels. Mais on peut également penser que la notion même de classe sociale ou d’identité nationale voire d’identité sexuelle est construite et que non seulement le concept précède les entités qu’il désigne mais que c’est le concept qui permet l’apparition et l’existence de l’entité.
Un des principes communs à tous les courants qui se revendiquent du constructivisme se résume à l’affirmation suivante : si les phénomènes n’existent pas « par essence » mais sont socialement construits, leur existence n’est ni nécessaire ni déterminée.
Ian Hacking, philosophe canadien, a consacré d’importantes études au constructivisme. Il est, entre autres, l’auteur de The Social Construction of What? Le point de départ de cet essai est la collecte d’une vingtaine d’articles dont les titres contiennent l’expression « construction sociale de... » et qui traitent de sujets aussi variés que le danger, la fraternité, l’enfant téléspectateur, la connaissance, l’alphabétisation, la nature, le meurtre en série, les émotions, le nationalisme zoulou, la réalité, les systèmes technologiques, les maladies, la culture homosexuelle et les quarks. De prime abord, il n’est pas évident de trouver un point commun à ces différents sujets. C’est entre autres pour cela qu’il est aussi difficile de définir le constructivisme : il s’applique à une série d’objets trop variés et hétérogènes. Hacking essaie dès lors de définir ce que pourrait être l’objet X, objet de la construction sociale. Il formule trois clauses qui pourraient être le principe de toutes ces théories constructivistes : Si X est l’objet de la construction sociale, on pourrait dire que :
- X n’a pas besoin d’exister ou n’a pas besoin d’être comme il est en quoi que ce soit. X n’est pas déterminé par la nature des choses ; X n’est pas nécessaire. La construction sociale d’un objet introduit de la contingence par rapport à un naturalisme déterministe. La construction sociale pourrait se limiter à ce constat mais souvent elle dépasse ce stade pour remettre en question l’existence de l’objet, surtout lorsque les conséquences néfastes de cet objet ou de ce phénomène ont été constatées. En conséquence :
- tel qu’il est (construit), X est assez médiocre ;
- nous nous sentirions mieux si l’on pouvait se débarrasser de X.
Ainsi, si la race est un concept socialement construit, il est dès lors possible de le déconstruire et de s’en débarrasser afin d’éliminer le racisme. Ou encore : si le genre féminin n’est qu’une construction et non un fait naturel, on pourrait le déconstruire pour éviter le sexisme. Il s’agit donc de critiquer les conceptions essentialistes, fatalistes pour défendre une conception contingente de son existence. L’enjeu est de démystifier l’existence d’entités considérées comme allant de soi. Évidemment, cela n’a d’intérêt que pour les phénomènes supposés naturels : défendre la construction sociale d’une institution ou d’une association n’a pas de sens. C’est pourquoi Hacking formule une condition initiale aux trois clauses précédentes :
0) Dans l’état actuel des choses, X est tenu pour acquis ; X apparaît comme inévitable.
Hacking se défend d’être un « constructionniste universel » ; il pense qu’on peut, sur certains sujets, différencier l’objet (qui existe) et l’idée de cet objet (qui est socialement construite). Néanmoins, il cite trois points de blocage entre les « scientifiques classiques » et les « constructivistes ». En premier lieu, il soulève la question de la nécessité et de la contingence : les constructions supposent la contingence des choses, alors que les lois naturelles imposent la nécessité. Il aborde ensuite la question de la classification : la classification est une des lois naturelles et exige une stabilité de l’objet ; si l’objet n’est qu’une construction instable, comment serait-il encore possible de le classifier ? Enfin, il s’interroge sur la stabilité des lois : y a-t-il ou non des lois éternelles, objectives, anhistoriques, socialement neutres, universelles ? Ces trois points de blocage évidemment se recoupent.
L’œuvre de Michel Foucault est également au cœur de ce débat. Foucault soutient que les connaissances, qu’elles soient scientifiques ou autres, sont socialement ou historiquement déterminées. Selon lui, la vérité ne désigne pas une adéquation entre les faits et les énoncés – comme le conçoivent les systèmes dogmatiques –, mais un ensemble de procédures et de normes soutenu par un dispositif de pouvoir. On ne peut donc pas séparer l’objet de notre connaissance des cadres formels à travers lesquels nous le connaissons. Bien que le travail de Foucault ait été qualifié de « relativiste » ou d’« historiciste », Paul Veyne, en revanche, dans son ouvrage Foucault. Sa pensée, sa personne, le qualifie de « sceptique ». Foucault doute des grandes vérités intemporelles. Il n’existe pas, selon lui, de vérités universelles. Son archéologie du savoir consiste à défendre l’idée selon laquelle chaque société possèderait son propre régime de vérité et qu’elle mettrait au point des types de discours qu’elle ferait successivement fonctionner comme « vrais ». Chaque société déterminerait des techniques et des procédures pour accéder à la vérité ainsi qu’au statut de ceux qui ont la charge de dire ce qui fonctionne comme vrai. Ainsi, par exemple, la vérité propre à nos sociétés occidentales est centrée sur le discours scientifique et sur les institutions qui le produisent. Chaque société produit ainsi des discours, c’est-à-dire un ensemble d’énoncés qui peuvent appartenir à des champs différents mais qui suivent des règles de fonctionnement communes. Foucault n’admet aucune transcendance fondatrice ; il n’existe pas pour lui de vérités générales, transhistoriques, car les faits humains, actes ou paroles, ne proviennent pas d’une nature, d’une raison qui serait leur origine. L’individu n’a accès à la vérité adéquate qu’à travers l’idée qu’il s’en fait et l’époque dans laquelle il se trouve. Il est impossible de séparer les choses du « discours » dans lequel elles sont « ensablées », pour reprendre l’expression de Foucault. Chaque époque se constitue sa propre épistémè, c’est-à-dire un ensemble de représentations – matérielles ou mentales, conscientes ou inconscientes – qui la caractérisent à un moment donné de son développement. De tels discours permettent de régler l’ordre des choses (par exemple : le grand partage raison/déraison dans l’Histoire de la Folie à l’âge classique. Foucault ne réduit pas le réel au discours mais rappelle que, à chaque fois qu’un réel est énoncé, il est toujours discursivement structuré. L’« ordre du discours » propre à une période particulière établit des mécanismes d’organisation du réel à travers les productions de savoir, de stratégies et de pratiques. Il y a donc des formations archéologiques qui supportent l’articulation singulière des mots et des choses pour chaque époque.
Ce qui, d’après Paul Veyne, distingue Foucault des « relativistes » est le fait qu’il reconnaît l’existence de vérités qui ne peuvent cependant être que des vérités empiriques et perpétuellement provisoires. Le vrai se résume chez lui au « dire vrai ». Il est donc possible d’avoir accès à une certaine vérité mais celle-ci se situe dans la singularité d’un événement et non pas dans un Universel. En affirmant que le rapport du sujet à la vérité n’est pas réfléchi depuis le lien intérieur de la connaissance mais qu’il est construit à partir du rapport extérieur de l’histoire, Foucault se distingue nettement des positions intuitionnistes de Kant. Le philosophe français évacue la question de la fondation subjective de la connaissance pour se centrer sur les conditions de possibilité de l’existence historique de tel ou tel discours et sur les modalités qui permettent les épistémologies qui leur sont associées..."
Jean-Louis Feys Les fondements constructivistes de l’antipsychiatrie
"Une approche constructiviste (on rencontre aussi fréquemment, en sciences sociales, le terme de socio-constructivisme) repose sur l’idée que nous ne pouvons avoir de connaissance des choses qu’à travers nos « systèmes de représentation » (Orain, 2007) : il n’y a pas de connaissance d’un réel préétabli, mais seulement d’un réel tel que nous le questionnons, dans une époque donnée. Cette approche peut être résumée par les propos de Ferrier, Racine et Raffestin en 1977 : « Qu'on le veuille ou non, tout scientifique est enserré dans l'appareil social, et par conséquent lui-même et sa recherche en dépendent totalement. Dès lors, toutes les finalités scientifiques sont engendrées par l'appareil social, quelles que soient les explications données par le chercheur lui-même. Dans de telles conditions, le chercheur devrait se dire : "je fais de la science, donc je ne suis pas libre mais j'en suis conscient. Je connais mes déterminismes et, par cette prise de conscience, je suis sur le chemin de l'autonomie". »
C’est une position opposée à une approche positiviste qui envisage les choses comme une réalité que la connaissance pourrait épuiser. Pour Michel Lussault (2013), le positiviste « conçoit les concepts et les objets de connaissance comme présents tels quels dans un monde des réalités toujours déjà là, charge au chercheur, parfaitement objectif, de les découvrir en améliorant ses méthodes d’observation ». Pour prendre une analogie imparfaite, le positiviste voit le réel comme une bibliothèque contenant tous les livres du monde : un gisement de connaissance immense, mais fini, auquel on a accès pour peu qu’on en comprenne le classement. Pour un constructiviste, le réel serait comme un internet infini et dont les pages changent en permanence, qui n’apporterait de réponse qu’à celui qui lui pose la bonne question, et encore cette réponse ne serait que le reflet de ses préoccupations et de sa propre conception du monde. Cette analogie grossit toutefois le trait de chacune des deux approches.
Ces deux approches comportent un grand nombre de variantes et de positions intermédiaires. Si dans le domaine de l’accès aux connaissances, « on ne peut guère nier aujourd’hui le caractère constructiviste de l’intelligence humaine » (Lussault, 2013), c’est dans leur manière d’appréhender la réalité elle-même, et pas seulement la connaissance de la réalité, que s’opposent désormais les approches constructivistes et réalistes.
Dans une vision encore plus radicale du constructivisme, le monde lui-même n’existe pas en dehors de la représentation que nous en avons. Le monde est « un spectacle vu de l’intérieur » (Bruno Latour). C’est cette approche pure qu’Olivier Orain appelle « constructivisme ontologique » : les choses n’existent pas en soi et en dehors de notre connaissance. Il distingue par ailleurs parmi les anti-réalistes, outre les constructivistes, les nominalistes et les pragmatistes : les nominalistes estiment que l’univers est trop complexe pour être dit, et que nous utilisons par conséquent, pour dire le monde, une série de simplifications ou de réductions qui orientent la connaissance que nous en avons ; les pragmatistes estiment qu’il peut y avoir connaissance du réel à condition de pouvoir lui appliquer une action qui valide cette connaissance.
Entre le constructivisme ontologique et le réalisme, Michel Lussaut discerne le constructivisme réaliste : si les connaissances sont un construit qui ne permet qu’imparfaitement d’accéder au réel, les choses n’en ont pas moins une existence réelle, indépendamment de la connaissance qu’on en a.
Constructivisme et réalisme, ainsi que toutes leurs nuances, sont des conceptions qui s’opposent (ou simplement coexistent) au sein de nombreux champs disciplinaires, y compris dans les sciences expérimentales (Michel Lussault cite l’exemple de la physique quantique), et dans les sciences sociales comme la géographie.
(JBB) novembre 2017.
Références
- Michel Lussault « Constructivisme » in Jacques Lévy et Michel Lussault (dir.), Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés. Belin, 2013 (1e éd. 2003).
- Jean-Paul Ferrier, Jean-Bernard Racine, Claude Raffestin. « Vers un paradigme critique : matériaux pour un projet géographique ». L'Espace géographique, 1978, n° 4, p. 291–297. [pdf]
- Olivier Orain, « Constructivisme », Hypergeo, encyclopédie de géographie en ligne, 2007.
geoconfluences.ens-lyon.fr/glossaire/constructivisme