Echouage - (Echec ?)
"En éducation, échouer n’est pas rater.
Aristote, alors qu’il a été requis par Philippe de Macédoine pour éduquer son jeune fils Alexandre, estimera au terme de sa mission avoir échoué à former un prince éclairé. Des siècles plus tard, Etienne de Condillac, alors qu’il a été requis pour être le précepteur de l’infant de Parme, petit fils de Louis XV, estimera lui aussi avoir échoué à former un prince éclairé. A peu près à la même époque, Jean-Jacques Rousseau, requis pour être le précepteur du Prévot de la Maréchaussée de Lyon estimera lui aussi avoir échoué dans sa mission ; ...
au point même d’écrire en introduction à son traité Emile ou de l’éducation, que jamais plus il ne se mêlera d’éduquer un enfant (pas même les siens) et que, à défaut de faire, il se contentera de dire ce qu’il faut faire. Ainsi devint-il, ce qu’il faut sans doute appeler selon les termes d’aujourd’hui, le « premier expert en éducation ».
Ce que je retiens de cette histoire, certes parcouru à trop grandes enjambées, et ce qui constitue la matière de mes ouvrages ainsi que l’essentiel de mes interventions auprès des professionnels ou des étudiants, c’est que le premier principe d’un « être éducateur » est de savoir renoncer à l’exercice de la toute-puissance. Eduquer n’est pas conformer. Eduquer c’est renoncer à faire de l’autre, la personne accompagnée, ce qu’un « je » voudrait qu’elle soit ; ce qui vient à l’encontre de ce qu’énonce Jean-Jacques Rousseau quand, au livre 2 de l’Emile, il affirme, avec beaucoup de certitude, que l’enfant ne fera rien d’autre que ce que l’adulte a prévu pour lui. Et pour cela, il prévient dès le livre 1 de l’Emile vouloir renoncer à former un humain, « une tâche trop compliquée », pour s’atteler à former un citoyen. L’auteur du Contrat social a vite assimilé le fait qu’il est plus facile de travailler à l’assujettissement d’une personne (être sujet d’un autre que soi) que d’œuvrer à son « autodétermination » (être sujet de soi)*. Et c’est bien en cela que, figure emblématique du « rebelle à l’ordre social », l’éducateur dérange. Et c’est bien pourquoi l’éducation spécialisée ne saurait être réduite au travail social.
Dans le numéro 125 du mois de mars 2022, la revue Empan consacre un numéro aux « anciens » ; c’est-à-dire tant aux témoignages des anciens accueillis (lire, entre autres, celui de Jérôme Beaury) qu’aux témoignages des anciens éducs. Et sur ce plan, j’avoue un faible pour celui de Françoise Brechet, éduc spé puis cheffe de service en protection de l’enfance et désormais à la retraire. Peut-être parce que nous nous connaissons de longue date, pour l’avoir accompagnée jadis sur son mémoire de master, mais surtout parce que, à l’instar de mon paragraphe introductif, son témoignage reflète trois « formidables échouages ». Aucun témoignage de réussite, au sens où celle-ci traduirait une parfaite intégration sociale, au travers des trois récits de vie qu’elle restitue. Il y a sans doute là, et il faut bien en convenir, de quoi sérieusement agacer les décideurs et financeurs de l’action sociale ! Et il y a là sans doute arguments à fourbir pour tous ceux qui réclament la « tête » de l’éducation spécialisée sous prétexte qu’elle coûterait un pognon de dingue pour des résultats quasi nuls. Certes… Toutefois, si au travers ces récits de vie il y a bien échouages , néanmoins j’ai le sentiment, vraisemblablement entaché de naïveté, qu’il n’y a pas pour autant échecs. Il y a eu un accueil inconditionnel de gamins jetés tôt, trop tôt, dans un environnement souffrant. Il y a eu de la part de l’éduc, de l’écoute, de l’attention, de l’affection et donc suffisamment d’amour pour que le bout de chemin parcouru ensemble, l’éduc et le gamin, puisse servir de repères et constituer un refuge contre la misère, la colère et la haine. Alors, bien sûr, pas suffisamment pour générer une réussite sociale mais bien assez pour préserver l’humain. Et c’est bien parce que « l’hospitalité » (dans la force conférée à ce terme par les écrits de Jacques Derrida) n’a aucune valeur sur le « marché » qu’il nous faut savoir, nous éducateurs, la préserver. Tout simplement parce qu’il en va de la survie de ce qui fait l’humanité de l’homme.
Alors, tout comme j’ai pu appeler les éducs à oser revendiquer leurs réussites, je fais aussi appel à eux pour qu’ils sachent valoriser leurs échouages** comme n’étant pas des échecs. Ce que fait très bien Françoise Bréchet. C’est une question de valeur. C’est une affaire de morale. C’est un ancrage éthique.
*Philippe Meirieu, mon maître, mon ami, et par ailleurs mon directeur de thèse, m’a toujours reproché d’être trop dur à l’égard de ce pauvre Jean-Jacques. J’avoue aujourd’hui n’avoir rien contre l’auteur des Confessions ; en revanche, j’ai une dent à l’égard de tous ceux qui, après lui, vont faire de L’Emile un modèle pour l’éducation républicaine alors que l’ouvrage n’est après tout qu’une fiction.
** pour la définition de « échouage » se reporter à l’article dans Cents mots pour être éducateur."
philippe-gaberan.com/2022/06/09/en-education-echouer-nest-pas-rater/
"Sur quoi vient « échouer » la relation éducative?
Fidèle à elle-même, la revue Empan consacre un dossier d’excellente qualité aux « Psychomotricités » (1). Pourtant, c’est sur un court texte hors dossier sur lequel je voudrais faire porter toute l’attention dans ce post. L’auteure, Stéphanie Germani est psychologue clinicienne et psychothérapeute en prison et en libéral ; et dans ce « petit récit », comme elle le dit elle-même, elle vient témoigner des difficultés de prise en charge avec des personnes ayant commis des crimes de pédophilie. Elle souligne notamment deux écueils sur lesquels vient buter la cure analytique (2). Toutefois, et avant d’en venir à l’essentiel, je tiens à rappeler de manière forte et quelque peu intransigeante que l’éducateur n’est pas un thérapeute ! Que les réflexions de l’auteure ne valent que dans la mesure où est strictement maintenue la différence entre « la cure analytique » et la « relation éducative ».
Dans ce cas, pourquoi persévérer dans la lecture et l’analyse de cet article si ce rapprochement peut être source de confusions ? La réponse tient dans la spécificité des situations évoquées par Stéphanie Germani et les répercussions qu’elles suscitent chez le thérapeute qui, sans être identiques, ne sont pas sans rappeler certaines situations auxquelles est confronté l’éducateur et les effets qu’elles génèrent en lui. En effet, il est des événements de nature traumatique qui ont des impacts d’une telle violence sur trajectoire de vie des personnes accueillies et accompagnées dans le cadre d’un dispositif éducatif que celles-ci ne disposent d’aucun autre moyen pour y faire face que de reporter toute cette violence sur l’éducateur. Celui-ci devient alors le « réceptacle » de tout ce que la personne accompagnée ne supporte plus de son histoire, de son rapport à elle-même et aux autres. Le but, pour la personne accompagnée, étant de vérifier que l’éducateur « tient » ; qu’il est bien en capacité de ne pas céder à la peur, à la colère, à la violence, au rejet et à toutes les montées d’angoisse que peut susciter un tel « transport ». Car Stéphanie Germani évoque un au-delà le transfert pour désigner cette stratégie consistant pour la personne accompagnée à se décharger de l’insupportable avant que de pouvoir revenir, sinon de manière apaisée au moins d’une façon plus appréhendable, sur ce qui peut encore faire sens dans son existence en dépit des événements vécus et de leurs conséquences. La question, pour l’éducateur, étant : comment rester présent à la personne accompagnée malgré ses passages à l’acte, ses fantasmes et/ou ses manipulations ? Comment continuer à l’écouter et chercher à comprendre son comportement alors que la psyché est, pour ainsi dire, « paralysée » ? En clair, comment ne pas répondre à la violence par la violence lorsque la violence exprimée est un préalable à toute relation de confiance ?
Ces questions sont d’autant plus prégnantes que, et c’est là un second élément d’intérêt dans l’article produit par Stéphanie Germani, des éléments de l’histoire de la personne accompagnée entrent inévitablement en résonnance avec des éléments de l’histoire de l’éducateur. Concernant ce point aussi, il est possible d’évoquer un au-delà le « contre-transfert » dans la mesure où, par le biais de la relation éducative, c’est une part de l’infantile de l’éducateur, de ses angoisses archaïques, voire de l’ombre portée de l’usage de son propre corps et du rapport à sa propre sexualité qui se trouve convoquée par le biais de la relation. C’est une remontée à la surface d’éléments enfouis qui s’opère souvent malgré lui. Comment alors ne pas perdre pied et comment résister à la tentation de refiler le « bébé » à un autre ? Il fut un temps où les réponses à de telles questions étaient connues de l’éducation spécialisée, en tant que champ spécifique d’intervention auprès de personnes dont la trajectoire de vie avait été impactée souvent de manière précoce par des événements de nature traumatique. Ces réponses tenaient dans la capacité d’une institution à maintenir des réunions d’équipe, fussent-elles chaotiques, entièrement consacrées à l’exposé et à la réflexion de situations rencontrées par les professionnels, ainsi que dans l’acceptation de financer des groupes de réflexion sur la pratique. Autant de lieux de paroles, certes parfois hors contrôle institutionnel bien que sécurisés, au sein desquels l’indicible pouvait être esquissé, travaillé et partagé. Accusées d’être une perte de temps (les réunions d’équipes) et soupçonnés d’être sous l’emprise de la psychanalyse (les groupes de réflexions sur la pratique), ces outils ont été retirés aux éducateurs par ceux convaincus qu’une mise à distance de l’autre et une application stricte des procédures et protocoles permettraient de purger la relation éducative de tout ce qui fait l’humain de l’homme. Las, en donnant à apercevoir un au-delà le transfert et un au-delà le contre-transfert (et ce quelle que soit la pertinence de chacune de ces deux notions), Stéphanie Germani vient rappeler que si le travail clinique (thérapeutique ou éducatif) s’engage à partir du symptôme il ne peut pas, pour autant, faire l’économie de la rencontre entre deux êtres et la manière dont chacun s’est construit en tant que sujet de lui-même. Au regard de quoi, ceux qui ont fait le choix d’exclure les savoir-être des référentiels métier et formation d’éducateur spécialisé ont pris la lourde responsabilité d’accompagner la perte de sens qui s’est emparée de ce métier et que d’aucuns s’évertuent à désigner comme étant une simple « perte d’attractivité ». Ce sont des références oubliées et des savoirs perdus avec lesquels il va falloir réapprendre à travailler. Car ce sur quoi vient échouer la relation éducative, c’est bien la complexité du devenir humain en l’homme… l’échouage, je le rappelle, n’étant pas l’échec (3).
(1) Empan, Psychomotricités, n°130, juin 2023
(2) Stéphanie Germani, Petit récit : difficultés de la prise en charge avec des pédophiles, pp.130-133, revue Empan, n°130, juin 2023
(3) Philippe Gaberan, Echouage dans Cent mots pour être éducateur, éditions érès, 2007 (1e édition)
philippe-gaberan.com/2023/09/10/sur-quoi-vient-echouer-la-relation-educative/