Ecologie sociale

L'écologie sociale est un mouvement d’écologie politique né dans les années 1960. On pourrait le définir sur deux plans : d’un il s’agit d’une vision théorique, et même philosophique, sur l’écologie, qui postule que les problèmes écologiques (de nature biologique) découlent de problèmes sociaux. Cela veut dire que si on observe une crise écologique aujourd’hui, c’est parce que la relation humains/nature dysfonctionne...

Tous les écologistes semblent en accord sur ce point...

Mais l’écologie sociale va plus loin et dit que, si cette relation humains/nature a penché vers l’exploitation à outrance, sans égards aux cycles naturels et aux conséquences, c’est parce que la relation humains/humains dysfonctionne. Bookchin a cherché à montrer que l’idée de dominer la nature découle de la domination de l’humain sur l’humain (de l’homme sur la femme, du riche sur le pauvre, du vieux sur le jeune, de celui qui sait sur celui qui n’a pas la connaissance, etc.). Il faut donc résoudre ces problèmes sociaux – que l’écologie sociale analyse comme étant avant tout des problèmes de domination – pour voir émerger une société en relation « organique » et non destructrice avec la nature.

Le second plan, qui en a découlé, est de montrer à quoi pourrait ressembler cette autre société. Bookchin est allé au-delà de la dénonciation du problème, qu’il présentait comme étant la société capitaliste, compétitive, centralisée et hiérarchisée. Il s’est essayé à démontrer comment on pourrait avantageusement remplacer cette dernière par une société coopérative, décentralisée, sous forme de confédération de communes où tout serait pris en charge par les citoyens selon un modèle de démocratie directe. Une société où la propriété serait liée à l’usage, la technologie se verrait conçue pour être maîtrisée par ceux qui l’utilisent et pour ne pas porter atteinte à l’environnement, etc.

C’est une vision humaniste et sociale de l’écologie. Une perspective qui s’oppose au courant anti-démographique, accusant l’être humain, pris comme un tout indifférencié, comme responsable de la crise.

Mouvements (Antoine Lagneau) : Depuis les années 1970 jusqu’à nos jours, plusieurs mouvements émancipateurs, porteurs d’alternatives et souvent à dominante écologique et sociale se sont succédé, la plupart émanant de la société civile, en dehors ou relativement imperméables aux partis politiques : hippie, altermondialisme et plus récemment, villes en transition en sont quelques exemples. Tout au long de ces décennies, s’est développée parallèlement une pensée politique qui porte en elle bon nombre d’aspirations communes à tous ces mouvements : l’écologie sociale. Autogestion, préoccupations environnementales et sociales, priorité au local, autonomie, rapport à la nature…

Le parallèle en termes de pensée et de philosophie vous paraît-il possible avec ces mouvements ? Comment définiriez-vous la pensée de M. Bookchin et son positionnement par rapport à tous ces mouvements ?

Vincent Gerber (V. G.) : Le parallèle est non seulement possible, mais il est à mon sens vraiment souhaitable. Ces mouvements ont trop souvent un but et des aspirations en commun mais travaillent en cercle fermé et peinent à créer des convergences ou unir leurs ressources. Souvent même, ils se connaissent mal, ont des références différentes. Même sans chercher à se fusionner ou à s’uniformiser, chacun aurait passablement à apporter à l’autre, en termes d’analyse du problème, de proposition, d’expérience, etc. On le voit particulièrement bien en prenant des mouvements comme la décroissance, la transition et l’écologie sociale. Les modèles de sociétés proposés sont très similaires : on recherche une société décentralisée, assumant une consommation en fonction des besoins réels et soutenables pour la nature, autogérée, locale et résiliente, etc. Mais chacun a, d’une certaine manière, porté son regard sur des thématiques sur lesquelles il s’est spécialisé. Des thèmes d’ailleurs généralement pris comme point de départ de la réflexion. C’est la question de l’économie, de la production et de la consommation pour la décroissance, la question énergétique et de la résilience pour la transition et les questions du modèle politique (la démocratie directe), des dominations sociales et du pouvoir pour l’écologie sociale. À cette lumière, on voit que les synergies sont importantes.

Bookchin a adopté le mot « écologie sociale » car selon lui, la crise écologique et la crise sociale (dans laquelle il faut englober les questions de nos relations non égalitaires, les problèmes santé, le mal-être psychologique répandu, etc.) sont les deux facettes d’une même médaille. La crise écologique découle des modèles sociaux et politiques que nous avons institués et qui dirigent nos sociétés. Nos modèles politiques et économiques engendrent la crise écologique. Et ce n’est qu’en changeant ceux-ci qu’on peut espérer résoudre la question écologique. Son positionnement face à eux est sans doute celui-là : une insistance sur le besoin de changer notre modèle institutionnel, de s’affranchir du capitalisme, de l’économie de marché et de la démocratie représentative, pour un modèle réellement porté vers un développement du bien être, de l’homme et de la nature.

L’écologie sociale fait également figure de pionnière face à ces mouvements plus récents. Bookchin a fait partie des précurseurs, des premiers à avoir, dans les années 1960, inscrit l’écologie à l’agenda des revendications pour un changement institutionnel de société : la sortie du capitalisme. Jusque-là, l’écologie représentait surtout une science. Les « écologistes » parlaient surtout de protection de la nature, de sauvegarde des ressources ou de réduction de la population. On ne remettait pas en cause le système. Donc l’écologie sociale fait partie des premiers mouvements d’écologie politique, de part sa volonté d’avoir cherché à rassembler différentes questions de société – l’approvisionnement en énergie, la santé, l’urbanisation, la consommation, la politique – en un projet de société alternative assez élaboré, précis et cohérent. Là-dessus, je pense qu’il a été plus loin que les autres mouvements.

M. : Dans les années 1970 les écologistes se référaient souvent au socialisme, mais trouvaient sur leur chemin un socialisme productiviste avec lequel ils ne voulaient pas être confondus, d’où un « socialisme » plutôt tiers-mondiste et empiriste.

Pourquoi cette référence a-t-elle progressivement disparu ? Pourquoi les radicalismes d’aujourd’hui ne revendiquent-ils pas clairement le socialisme ?

V. G. : Je ne sais pas si j’ai la réponse à cette question. Mes connaissances sur le sujet sont limitées. Mais de ce que j’ai pu étudier, la principale raison serait l’échec des réalisations réalisées sous la bannière du socialisme, pris au sens large. Soit l’échec et les dérives du « communisme réellement existant » en URSS, voire même les actions critiques de plusieurs élus sous la bannière socialiste et qui ont mené une politique presque aussi libérale que leurs prédécesseurs, sans représenter de rupture. Ces éléments ont porté un certain discrédit sur le « socialisme » en tant qu’alternative et de projet de société. Dans les consciences, le socialisme, quelle que soit sa forme, a cessé de faire rêver les gens. Il est passé de valeur positive, porteuse d’espoir, à celle plus négative de mauvaises expériences, déception ou dérive. D’ailleurs on le sait, aujourd’hui se revendiquer du communisme, c’est s’ouvrir au discrédit facile de n’importe quel opposant, qui vous parlera de Staline et des goulags et non des idéaux de Marx. Le retrait des radicalismes de cette affiliation exprime je pense l’envie de se démarquer de cet héritage historique « socialiste ».

Pour le mouvement écologiste, qui se voulait une autre manière de faire de la politique et incarner un certain renouveau idéologique, se distancer du socialisme, des « idées d’avant », était peut-être aussi nécessaire pour retrouver un élan et un soutien populaire. Du point de vue de l’image, il est toujours préférable de ne pas chercher à faire du neuf avec du vieux, on préfère parler rupture et de nouvelle donne, même quand les principes et le but recherché sont similaires.

M. : Le mouvement des villes en transition apparu en 2005 a émergé au Royaume Uni. Il défend notamment la nécessité de rendre résilientes les villes et régions afin que celles-ci puissent anticiper et faire face aux crises découlant du pic pétrolier et du changement climatique. Ce mouvement, sur beaucoup d’aspects, se rapproche de la pensée de M. Bookchin.

Quel regard portez-vous sur la transition ? L’une des critiques faite à ce mouvement est sa volonté très forte de rejeter toute étiquette politique et par ailleurs, son absence de radicalité au profit notamment, selon la définition de Rob Hopkins[2][2]R. Hopkins, Manuel de Transition. De la dépendance au pétrole à… , de l’inclusivité. Partagez-vous ces critiques et pensez-vous que cela marque une profonde différence avec l’écologie sociale ?

V. G. : Oui, cette approche est effectivement la grande différence avec l’écologie sociale au sens où la défendait Bookchin, mais je ne partage pas complètement ces critiques pour autant. Bookchin a revendiqué l’approche révolutionnaire et anticapitaliste de son projet. Il l’a inscrit dans la tradition socialiste et anarchiste du XIXe siècle et du début du XXe. Rob Hopkins, lui, ne l’a pas fait. Il n’a pas cherché à faire découler son mouvement d’une histoire de lutte ou révolutionnaire, mais l’a ancré dans le présent devant la nécessité de faire face à un problème concret. Cependant, je ne suis pas sûr que le projet soit moins radical pour autant. Dans ses buts, la transition parle bien d’un changement de vie. Si le projet s’appliquait complètement, il me semble que le mouvement de la transition engendrerait une révolution sociale globale, un revirement important de nos manières de vivre. Mais ne pas le revendiquer, ne pas se réclamer d’une tradition ou d’un parti, c’est aussi s’affranchir de tout un héritage théorique parfois pesant et des querelles de chapelles qui vont avec. C’est s’octroyer une certaine liberté. Et c’est d’ailleurs à mon sens ce que Bookchin a finalement cherché vers la fin de sa vie quand il a renoncé à l’anarchisme, pour dès lors parler de « communalisme » (en référence à la Commune de Paris).

Mais, il y a un « mais ». Si on prend le chapitre « Une vision pour 2030 » du Manuel de transition de Rob Hopkins, on voit qu’il aborde l’alimentation, la santé, l’éducation, l’économie, les transports, l’énergie, l’habitation… mais pas le politique ! Pourquoi ? Est-ce parce qu’il ne considère pas notre modèle de démocratie représentative actuel comme ayant une part de responsabilité dans la situation écologique et sociale actuelle ? Je n’ai pas l’impression, et ça induirait une contradiction dans la théorie, car la résilience ne doit pas se limiter aux ressources mais doit clairement être complétée par une maîtrise populaire des outils institutionnels pour les gérer, donc une véritable autogestion des citoyens. Le plus plausible, est que, en raison de sa volonté d’inclusivité et de participer avec les autorités locales justement, on évite la question du remodelage des institutions politiques, car on sait que cela engendrerait inévitablement une confrontation avec le pouvoir établi. Et c’est là qu’il faut être attentif, car tôt ou tard la question politique devra se poser et tourner trop longtemps autour sans y préparer les gens est à mon sens une erreur.

À tort ou à raison, j’ai vu dans l’inclusivité, la manière « douce » prônée par la transition, un choix tactique, conscient ou non, de Rob Hopkins. Une façon de chercher à ratisser plus large et au-delà du cercle des militants et des radicaux. Cela peut fonctionner, ça peut permettre d’obtenir un soutien d’une part de la population qu’un discours radical va rebuter. Mais ça ne peut fonctionner qu’à condition d’être malgré tout conscient de la nécessité de changer nos institutions, de reconnaître les échecs et leurs problèmes intrinsèques. L’enjeu est là à mon avis. Sortir du capitalisme et de l’économie de croissance, sortir de la domination de ceux qui tiennent les moyens de productions et des autres dominations institutionnalisées est une condition sine qua non pour que la transition tienne ses promesses de mieux vivre. Ne pas se dire ouvertement anticapitaliste ou radical, c’est un choix, une voie parmi d’autres, mais il ne faut pas oublier le rôle que jouent nos institutions politiques et économiques dans la crise écologique. Ne pas oublier que le but n’est pas juste de passer le pic pétrolier et d’assurer notre approvisionnement énergétique, mais bien de remettre en question les fondements mêmes de notre société. De la réponse à cette question dépend l’importance de la différence de la transition avec l’écologie sociale.

M. : Malgré les divergences que l’on peut observer entre la transition et la pensée politique de M. Bookchin, les convergences semblent nombreuses : la gouvernance, avec une culture de l’horizontalité, l’affirmation du bottom up, le refus d’une hiérarchie, le passage à l’action à l’échelle communale… autant de grands principes qui fondent l’écologie sociale. Peut-on dès lors imaginer que la transition favorise l’émergence de l’écologie sociale en tant que courant politique ? Est-ce souhaitable ? La transition doit-elle selon vous, pour devenir un mouvement de plus grand ampleur, se doter d’un corpus politique plus large ?

V. G. : La transition pourrait effectivement favoriser l’émergence d’un ou des courants politique(s) comme l’imaginait l’écologie sociale, ou du moins promouvant ses idéaux. J’entends par là un courant qui ferait la promotion d’une démocratie directe locale, d’une confédération communale mettant ses ressources en commun, etc. Maintenant, à savoir si elle le doit et plus encore si c’est souhaitable, il faudrait y répondre au cas par cas. D’un point de vue écologiste social, il est évident que les gens, s’ils recherchent plus d’autonomie et une bonne gouvernance locale, doivent réinvestir le politique et non pas s’en tenir à l’écart. Il faut comprendre le fonctionnement du pouvoir, les enjeux, afin d’être capable de le dissoudre, de le répartir équitablement, de l’assumer, etc. Donc se former et se doter d’un corpus politique plus large, oui, assurément. Mais il faut faire attention au sens concret qu’on donne à l’expression « faire de la politique ».

Bookchin a été beaucoup critiqué pour ces questions d’implication dans le monde politique. Mais je continue de penser qu’il avait raison d’insister sur ce point : il y a d’une part la politique, soit la gestion des affaires du lieu de vie par ceux qui l’habitent et qui sont concernés par lui, et d’autre part l’appareil d’État, ce qu’il nommait « l’étatisme ». C’est la part de « politique » que les acteurs de la transition devraient se réapproprier. Il faut que les gens reprennent l’habitude de se positionner sur les questions de la cité, de son développement, de ses choix – et de faire en sorte que leurs prises de position soient reconnues et aient un poids politique. Créer des assemblées de quartier ou de village, lancer des débats publics, des pétitions, des initiatives, des référendums, faire fonctionner ces instruments de démocratie directe : tout cela est important pour que les citoyens d’un lieu réapprennent à s’investir dans la gestion de leur cité, à en comprendre le fonctionnement pour, au final, avoir à l’assumer pleinement lorsque le temps le demandera. Mais c’est différent de la question de comment acquérir le plus de voix pour faire passer tel ou tel candidat. L’action politique doit servir avant tout à soutenir l’action sur le terrain, à faire connaître des thématiques, etc.

Tôt ou tard la question politique se posera. Plus les personnes se seront préparées en amont à recevoir la part de pouvoir politique qui leur revient de droit, mieux cela se passera au moment où cette gestion leur incombera. Car en cas de vide politique, ou d’inexpérience, ce sont les groupes déjà organisés qui tirent leur épingle du jeu. Cela se voit encore aujourd’hui, avec les suites des différentes révolutions en Afrique du Nord.

M. : À propos du changement politique, les mouvements de la transition sont-ils réellement absents des « pétitions etc. » bref de cette part du politique ? Sommes-nous vraiment dans une situation prérévolutionnaire dans laquelle le pouvoir pourrait revenir dans les mains de quelqu’un ? Si tel n’est pas le cas, s’y préparer est-il vraiment concret, ou plutôt un peu utopique ?

V. G. : Ils ne sont pas absents de cette part du politique dans la pratique, mais au niveau théorique, il y a dans ce que j’ai pu lire un manque de prise de position à ce niveau. Je n’ai trouvé nulle part de réponse claire à cette question fondamentale : quel modèle politique voulons-nous pour nos villes en transition ? Comment se partager le pouvoir et les responsabilités des choix politiques à venir dans la société d’après pétrole ? Et je crois que c’est important de savoir vers quoi on veut se diriger à ce niveau-là, car à un moment donné la question de la gestion de la communauté se posera. Et c’est à ce moment-là qu’on verra si on arrive à sortir du système de délégation du pouvoir qu’on a toujours connu ou si on peut espérer voir se mettre en place un véritable système démocratique, populaire et égalitaire.

Beaucoup pensent que dans certaines parties du monde, on se trouve effectivement dans un système prérévolutionnaire. Les laissés pour compte sont toujours plus nombreux et les injustices sociales éclatent toujours plus facilement au grand jour. La tension est vraiment forte. Je suis assez d’accord avec cette vision. En revanche, même si j’espère me tromper à ce sujet, je ne crois pas que le pouvoir pourrait revenir dans des mains populaires actuellement. Si révolution il y avait, j’ai peur que certains confisquent les moyens de production et de décision à leur profit et que les laissés pour compte d’hier restent les laissés pour compte de demain. Cela fait si longtemps qu’on nous a individualisés, appris à obéir et à suivre des règles préétablies sans nous donner notre mot à dire (ou sans lui donner un poids contraignant) que réapprendre à être responsable et maîtriser ce dont on dépend serait compliqué. Certains arriveraient trop facilement à tirer leur épingle du jeu et je crains malheureusement qu’ils ne nous mènent pas vers le bien commun ou une amélioration nette des conditions de vie générale. C’est en tout cas ce que l’histoire nous montre en exemple. Mais la théorie ne demande qu’à être trompée par la pratique et j’aimerais que le futur me donne tort.

C’est pour ne pas voir le même schéma historique de domination que chercher à reprendre à notre charge le politique est important. Il nous faut réapprendre. Il faut commencer par cela. Le changement, il faudra aller le provoquer, le chercher. S’il nous prend au dépourvu, les idéaux espérés ont de bonne chance d’être confisqués par les beaux parleurs, ceux qui savent, ceux qui ont les moyens, cette élite qui cherchera, même inconsciemment, à conserver le statu quo. Si l’on fait l’effort d’apprendre, de comprendre les rouages du système, on sera plus apte à maîtriser le changement. Cela fait partie de la résilience. Je crois que c’est très concret, même si ça paraît un peu long, compliqué, voire même un peu vain.

M. : Au-delà de la transition, toutes les expériences alternatives qui se sont construites depuis les années 1970 et qui connaissent avec la crise économique, un nouvel essor, ont un dénominateur commun : la sortie du capitalisme. Pour autant, on peut distinguer deux chemins différents pour en sortir : l’un, le plus court, est basé sur une opposition frontale avec ce système économique dominant, l’autre emprunte une voie qui pourrait s’apparenter à une stratégie de contournement, en choisissant de reconstruire de l’intérieur une autre société, en se glissant dans les interstices ou les failles contenus dans l’ultra libéralisme, comme le définit John Holloway.

Comment analyser ces deux modes d’action ? Où situeriez-vous l’écologie sociale ici ? Quelle place peut-elle occuper et peut-elle constituer une source d’inspiration pour ces expériences, voire un modèle en terme de construction politique ? Comment définiriez-vous la radicalité contenue dans le projet de société porté par Murray Bookchin ?

V. G. : Il y a effectivement une voie courte, frontale, et une voie qui construit sur la durée, en parallèle au système. De façon intéressante, on pourrait dire que l’écologie sociale est passée de la première à la seconde. Dans ses écrits des années 1960 et 1970, Bookchin se plaçait clairement en révolutionnaire. Il proposait de faire tomber le modèle capitaliste libéral et reconstruire derrière lui sur de nouvelles valeurs. Mais dans les années 1970, il va progressivement changer de position, reconnaissant que la révolution n’enseigne pas la gestion du pouvoir par le peuple. Il promeut dès lors non plus d’attendre le grand soir, mais de commencer dès maintenant à construire des institutions alternatives, un contre-pouvoir parallèle et à vocation révolutionnaire, qui à terme renverserait le capitalisme et l’État-nation. On est alors clairement dans l’idée de reconstruire de l’intérieur. C’est le mouvement construit et arrivé à maturité qui remplacera l’ancien modèle, arrivé à bout de souffle et qui se sera préalablement retrouvé privé d’une large part de ses prérogatives, de son pouvoir et de sa légitimité.

Cette vision sur le long terme reste la plus viable selon les écologistes sociaux. Détruire quelque chose peut-être aisé, mais c’est construire quelque chose de durable et éviter que les travers ne recommencent sous une autre forme qui est compliqué. Tout l’enjeu est là. L’histoire ne manque pas de révolutions avortées, détournées ou qui n’ont jamais vu se concrétiser leurs idéaux de départ. Il ne faut pas oublier non plus que le capitalisme s’est construit progressivement, et nous a déconstruits progressivement. On n’en viendra pas à bout rapidement. Il peut s’écrouler, mais la mise sur pied d’une société libre et juste demandera beaucoup de temps. Face à une crise écologique si proche, cette question du long terme est une critique qu’on peut apporter à la voie proposée par l’écologie sociale, mais on ne peut pas la taxer de réformiste pour autant. Même prévue sur la durée, elle reste radicale. Ses buts sont clairs.

Mais quelle que soit la démarche dans laquelle on se place, de par son corpus théorique important, l’écologie sociale a beaucoup de choses à offrir. Bookchin a longtemps étudié l’histoire des révolutions et des exemples de sociétés ayant fonctionné en démocratie directe. Comment ont-elles émergé, leurs qualités et leurs défauts, etc. Il a écrit des livres entiers sur ce sujet, en particulier ses quatre volumes de The Third Revolution. Même si on peut trouver à redire à la vision qu’il porte sur ces événements, la matière est là. De même, si on prend le livre Le municipalisme libertaire de Janet Biehl, qui synthétise les idées politiques de Bookchin, c’est un véritable petit manuel pour créer un mouvement écologiste social. Pour une fois, mais à l’instar du Manuel de Transition par ailleurs, on y trouve des questions très concrètes au « comment faire ? » qui n’est plus de la simple théorie. Sans prétention d’être universel ou infaillible, c’est un modèle moderne dont on peut s’inspirer, un des rares développés au XXe siècle à être allé aussi loin dans son élaboration. Et c’est un des grands mérites de Bookchin : raviver l’espoir d’une société alternative et proposer des moyens d’y parvenir.

M. : La voie « courte », frontale, a-t-elle concrètement la moindre chance de succès aujourd’hui ? Comment la déclencher ? Où sont les forces sociales ? Si elle n’est pas déclenchable, la voie « longue » n’est-elle pas la seule possible, sans exclure la première ? La voie longue ne travaille-t-elle pas aussi à créer les conditions d’une voie courte ?

V. G. : Si je dois parler en mon nom, je dirais que la voie courte n’a aucune chance aujourd’hui. Peut-être même qu’elle serait contre productive, en permettant au système dominant de légitimer sa répression, l’augmenter, etc. Les forces sociales, ce sont principalement les déçus du système, les laissés pour compte, les dominés et les idéalistes : les chômeurs, les jeunes, les femmes, les intellectuels, une certaine frange de la classe moyenne, etc. Ils sont nombreux. Combien de personnes dépriment dans leur travail, sont constamment stressées, angoissées, en manque de temps pour tout ? Combien de burn-out, de cancer, de suicide dans la population active ? Et à l’inverse, là encore chacun peut faire le constat autour de lui, qui dans son entourage se sent épanoui dans sa vie ?

Pour que la société change, il suffirait d’une prise de conscience de combien cette vie nous déplaît. Il suffirait de dépasser sa peur du changement et de l’inconnu. Il suffirait à nouveau de croire qu’on peut changer la société, même si on nous répète inlassablement l’inverse, même si on ne nous propose que le statu quo et la fuite en avant.

Je ne sais pas ce qui pourrait être le déclencheur, et encore moins comment faire pour que cette colère refoulée et ce mal-être existentiel portent vers quelque chose de constructif. Comment faire pour qu’il nous fasse oser rechercher une société radicalement différente et plus humaine alors qu’il est si facile de l’apaiser et de l’éteindre par des promesses éphémères de meilleurs salaires ou de meilleures conditions de travail. C’est cela qui est difficile.

C’est pour cela que la version longue paraît plus sûre. Je pense que, effectivement, son rôle est de créer les conditions pour que la révolte, si elle survient, soit durable et atteigne son but d’une meilleure existence pour tous. Il ne s’agit pas d’avoir une voie toute tracée, mais de trouver comment amener, pour une fois, un processus révolutionnaire jusqu’à la réalisation des buts et des idéaux qui l’ont vu naître.

Notes :

  • [1]
    M. Bookchin, Une société à refaire. Vers une écologie de la liberté, Éditions Écosociéte, Montréal, 2011 ; et Qu’est-ce que l’écologie sociale, Éditions Atelier de création libertaire, Lyon, 2012.
  • [2]
    R. Hopkins, Manuel de Transition. De la dépendance au pétrole à la résilience locale, Les Éditions Écosociété/Silence, Montréal/Lyon, 2010.
 Mis en ligne sur Cairn.info le 16/09/2013
https://doi.org/10.3917/mouv.075.0077
 
Écologie sociale et transition Entretien avec Vincent Gerber Propos recueillis par Antoine Lagneau Dans Mouvements 2013/3 (n° 75), pages 77 à 85

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