Réflexivité

"La réflexivité, c'est la réflexion spontanée se prenant elle-même pour objet et se thématisant sur un plan spéculatif, scientifique, en élaborant des critères épistémologiques d'ordre rationnel (H. Duméry, La Foi n'est pas un cri,1959, p. 247 ds Foulq.-St-Jean 1962)".Cnrtl.fr
"La réflexivité renvoie à la capacité de réfléchir délibérément sur ses propres pratiques (Perrenoud, 2001) en vue de les améliorer (Tochon, 1993)" Cairn.info Réflexivité  Marie-France Carnus, Christine Mias Dans Dictionnaire des concepts de la professionnalisation (2013), pages 269 à 272.

"L’article se propose d’apporter modestement, dans les limites imparties par son format quelques éléments de réflexion sur la place de la réflexivité dans les sciences humaines et sociales en partant du principe qu’il s’agit là d’une notion émergente, bien connue des sociologues et des anthropologues mais qui ne touche pas nécessairement des chercheurs en dehors de ces champs. Or comme on va le montrer, elle a été théorisée par les sciences sociales depuis longtemps, qui en ont fait une propriété de l’action sociale et un des traits de la postmodernité, acte collectif mais aussi individuel.

La modernité suscite des processus d’individualisation réflexive, qui supposent que l’individu est constitué inévitablement d’une part de social, qui le conduit à proposer des modes d’action et de réflexion sur l’action qui trouvent leur cohérence dans une dynamique réflexive. Comprise ainsi, la réflexivité détient une place de choix dans une démarche épistémologique qui déconstruit des notions apparemment non problématiques comme le terrain, les objets de recherche ou l’écriture de l’article.

La modernisation réflexive : la réflexivité comme propriété de l’action

Anthony Giddens utilise, pour analyser les processus à l’œuvre dans le monde contemporain, le terme de modernisation réflexive (1991). Il faut entendre par là que l’espace social est non seulement le lieu de l’action mais aussi celui de la réflexion sur l’action. La réflexivité est une propriété de l’action sociale qui conduit l’action à agir sur l’acteur et inversement par un renvoi permanent entre la description des situations et les situations elles-mêmes (Alpe et al, 2007 : 245).

On postulera que la réflexivité est l’aptitude du sujet à envisager sa propre activité pour en analyser la genèse, les procédés ou les conséquences, autrement dit la pratique de la réflexivité constitue la possibilité qu’a tout acteur social d’examiner sa situation et son action dans le cadre des analyses de la modernité d’Anthony Giddens (1991, tr.fr.1994) ou d’Ulrick Beck (1986, tr.fr. 2001). Ce dernier met en lumière à travers la notion de modernité réflexive ou seconde modernité le processus d’individualisation de la société contemporaine et les transformations de l’activité politique. La théorie de la modernisation réflexive n’a pas forcément le même sens chez l’un et chez l’autre. Giddens rattache la modernisation réflexive à la réflexivité institutionnelle, autrement dit à « l’utilisation régulée de la connaissance des conditions de la vie sociale en tant qu’élément constitutif de son organisation et de sa transformation » (1994 : 20). Beck voit la modernisation réflexive comme la confrontation de la société industrielle avec elle-même à travers le paradigme du risque. La société industrielle sape elle-même ses propres fondements, en accumulant des effets pervers, qui menacent la survie du système mais ne peuvent être résolus de l’intérieur. La réflexivité pour Beck est une sorte de concept de combat (Vandenberghe, 2001 : 25). Elle contribue à structurer la critique contemporaine de la modernité et esquisse les contours d’une autre modernité. Beck définit la réflexivité comme une auto-thématisation et une auto-problématisation de la société industrielle par elle-même.

Giddens fait de ce qu’il appelle le contrôle réflexif de l’action (1994), un trait permanent de l’action humaine. Trait caractéristique de la modernité, la réflexivité selon Giddens procède du fondement même du système. Ainsi, la pensée et l’action interagissent constamment l’une avec l’autre (1994 : 43-44). En tant que concept opératoire dans la recherche sociologique, la réflexivité tend à participer à la mise à jour et à la problématisation de tout ce qui rend possible la connaissance sociologique et de ce fait s’inscrit dans une « exigence critique de la sociologie à l’égard d’elle-même et dans une épistémologie des sciences sociales » (Ansart, 1999 : 441 - 442)

L’apport de Giddens réside dans ce qu’il montre que la connaissance du monde ne contribue pas à le stabiliser mais au contraire à pérenniser son caractère instable ou mutable. Le raisonnement sociologique est de type assertorique et produit des assertions contingentes, justement parce qu’il est contextualisé et historicisé. Les faits sociaux sont donc singuliers et produits par des individus réflexifs. Les réalités analysées par la sociologie ne sont donc jamais totalement déterminées du fait de leur encrage dans un contexte et de leur caractère historique, à l’inverse des objets d’étude des sciences de la nature.

La réflexivité de la modernité, directement impliquée dans la génération continue d’auto-connaissance systématique, ne stabilise pas la relation entre le savoir expert et le savoir appliqué aux actions courantes. Le savoir revendiqué par les observateurs experts rejoint son sujet, tout en l’altérant. Il n’existe pas dans les sciences naturelles de parallèle à ce processus ; cela n’a aucun rapport avec les modifications entraînées, en microphysique, par l’observateur, sur ce qu’il est en train d’observer. (Giddens, 1990 : 51).

Une telle aptitude à la distanciation suppose que les individus soient détachés des structures sociales dans un processus que Beck (1986) et Giddens (1991) nomment l’individualisation réflexive

L’individualisation réflexive

L’individu et la subjectivité : expérience de soi et expérience de l’autre

Elle suppose que l’individu prenne ses distances avec les contraintes culturelles mais aussi avec les structures traditionnelles (nation, genre, famille) pour façonner leurs vies comme ils l’entendent :

« L’identité personnelle devient une opération réflexive. […] Confrontés à la pluralité des mondes vécus et des styles de vie, les individus doivent choisir, produire, bricoler, façonner et mettre en scène leurs propres biographies. »
(Vandenberghe, 2001 : 32)

Le processus d’individualisation réflexive résulte d’une transformation profonde des conditions culturelles : affaiblissement de la tradition, globalisation culturelle, scientificisation des comportements et mondialisation (Id. : 33). Il s’accompagne d’une montée en puissance et d’une revalorisation de la subjectivité intégrant une part de social.

L’individu moderne se caractérise par l’émergence d’une dimension spécifique, la subjectivité présentée comme « domaine de soi soustrait au social » (Martuccelli, 2002 : 437). De nombreux concepts référant à de nombreuses traditions intellectuelles renvoient à la subjectivité : « intériorité, intimité, conscience, introspection, autoconscience… » (Martuccelli, id.). Le terme de subjectivité plus englobant permet d’insister sur le fait qu’elle est d’abord « une expérience particulière de soi » (Id.), mais aussi une question collective (Ehrenberg, 1995 : 14). La subjectivité est un espace réflexif : celui de la représentation de soi. Elle est aussi le lieu de la prise de conscience par l’individu de ses représentations et de sa relation au monde. L’abandon du modèle du personnage social (Martuccelli, 2002 : 460-461) a conduit la sociologie à ne plus établir de frontière étanche entre l’expérience sociale et la subjectivité, laquelle a une part importante dans la construction de l’identité. Bien que ressentie par l’individu comme étant hors social et intime, la subjectivité a une part de social sans que soit perçue cependant forcément par l’individu, la part commune avec celle des autres (Id. : 508-509). L’émergence de la subjectivité résulte de la montée en puissance de la réflexivité dans la modernité comme savoir sur soi et comme forme d’action :

« La réflexivité est au sens fort du terme un phénomène propre à la modernité, et cela dans un double sens. D’une part, elle est un produit culturel, induit par l’expansion de la modernité elle-même. D’autre part, elle est une pratique à visée extérieure, et non pas tournée vers l’intériorité, une attitude qui accompagne notre action, la commente et devient parfois, à terme, une forme d’action en tant que telle, à distance de toute action. »
(Martuccelli, id. : 510)

Ce sont particulièrement les effets du savoir sur soi qui sont intéressants car ils permettent la construction d’un regard critique, qui participe de manière récursive à la construction du soi : « Par la réflexivité, le soi se fabrique en quelque sorte lui-même » souligne Martuccelli (Id. : 511). Réflexivité sociale et réflexivité personnelle sont intriquées : « l’individu pense avec le collectif dans lequel il s’engage, selon des modalités définies avec précision par le contexte » (Kaufmann, 2001 : 209). La réflexivité personnelle, grille de perception et d’enregistrement se construit à travers une architecture cognitive, qui constitue un trait identitaire (Id.).

Cette vision positive de la subjectivité n’est pas partagée par tous cependant. Michel Foucault (1976 : 84-85) en a développé la critique en montrant qu’elle était en fait un moyen pour le pouvoir de normaliser les sujets, par le biais d’une série de discours ou de vulgarisations de discours, produits entres autres par les sciences sociales, qui suscitent une réflexivité savante (Martuccelli, id. 514), laquelle aboutirait à une normalisation des sujets par le pouvoir qu’elle exerce sur eux. Celle-ci résulte :

« Des douceurs insidieuses, des méchancetés peu avouables, des petites ruses, des procédés calculés, des techniques, des " sciences" en fin de compte qui permettent la fabrication de l’individu disciplinaire ».
(Foucault, 1975 : 315)

Pour Foucault, le sujet est le produit d’une entreprise de normalisation du pouvoir, la réflexivité apparaît comme une des facettes de l’entreprise de contrôle. On ne développera pas davantage la conception de Foucault mais elle vient nuancer les notions de subjectivité et de réflexivité et montre que le débat contemporain sur ces questions est ouvert et qu’il n’y a pas d’unanimité, d’où l’ambivalence du terme.

On terminera cette analyse en insistant sur le fait que, quelles que soient les divergences de points de vue, la réflexivité occupe une place de choix dans la réflexion contemporaine, parce qu’elle est aussi, on l’a dit, une forme d’action, si on admet qu’agir, c’est aussi présenter discursivement ce qu’on fait (Martuccelli, id. 529). Ce commentaire sur les pratiques, produit par la réflexivité contribue à la construction de la subjectivité et par là à la saisie moderne de l’individu.

La deuxième grande figure de la modernité, présente dans la réflexion sociologique contemporaine, notamment chez Alain Touraine, est celle du Sujet. Cette notion permet d’articuler rationalisation et subjectivation et offre une forme de réflexivité orientée vers l’action sociale et les formes de conflit qu’elle peut induire.

Réflexivité et action collective

Selon Touraine (1992), deux conceptions du sujet s’affrontent dans le champ de la modernité : d’une part une conception qui identifie le sujet à la rationalisation, d’autre part à un sujet, qui est liberté de par le retour réflexif qu’il exerce sur ses actions :

« Ceux qui veulent identifier la modernité à la seule rationalisation ne parlent du Sujet que pour le réduire à la raison elle-même et pour imposer la dépersonnalisation, le sacrifice de soi et l’identification à l’ordre impersonnel de la nature ou de l’histoire. Le monde moderne est au contraire de plus en plus rempli par la référence à un Sujet qui est liberté, c’est-à-dire qui pose comme principe du bien le contrôle que l’individu exerce sur ses actions et sa situation […]. Le Sujet est la volonté d’un individu d’agir et d’être reconnu comme acteur. »
(1992 : 267)

Touraine poursuit en montrant que « Le Sujet n’est plus la présence en nous de l’universel, […]. Il est l’appel à la transformation de Soi en acteur. » (1992 : 269). Le terme acteur est essentiel dans cette conception. Il n’est pas un principe moral, il ne s’identifie pas à la communauté, la nation ou l’ethnie, identifiées par Touraine comme « des fragments éclatés de la modernité » (Id. : 283). Au contraire, il est défini par son action, son aptitude à tisser des liens, à construire des relations ou des oppositions (Id. 282). De ce fait, il est difficile de séparer le sujet de sa situation sociale. Il est un mode de construction réflexif de l’expérience sociale (Id. : 301) et un principe fondateur de l’analyse des manifestations de la vie individuelle et collective (Id. : 361).

Le sujet n’est ni le moi, ni un soi social mais il construit une figure qui se dégage des rôles, des normes, des valeurs sociales. Cette production de soi s’opère par la capacité qu’elle a d’exercer une pensée critique et réflexive sur la production des orientations culturelles, sous leur forme sociale, soumises à la temporalité, inscrites dans l’histoire (Id. : 456). Ces rapports sociaux sont des rapports de pouvoir et ce sont les orientations culturelles qui sous-tendent les conflits sociaux. Les modèles culturels sont les moyens par lesquels une société produit ses normes notamment dans le domaine de la connaissance. Le sujet constitue une force critique, une force de contestation. Parce qu’il est réflexif, il peut se définir comme une « force de résistance aux appareils de pouvoir, appuyée sur des traditions en même temps que définie par une affirmation de liberté » (Id. : 408). On propose donc ici de s’appuyer sur une définition moderne du sujet, qui n’est plus un principe transcendant d’ordre du monde, mais un instrument de résistance aux pouvoirs et appareils, bien que cette définition puisse susciter des critiques et être contestée (Id. : 456).

On peut défendre l’idée que la modernité se lit comme une affirmation de la subjectivation. Dans cette perspective, l’enjeu du pouvoir n’est pas la mainmise sur les techniques mais la maîtrise de la diffusion des représentations, des informations et des langages (Id. : 456), qui justifie partiellement la critique de la réflexivité par Foucault. Le sujet constitue un acteur social et politique qui se meut dans un espace social à comprendre comme un champ de conflits, de négociations et de médiations entre la rationalisation et la subjectivation, qui constituent les deux aspects à la fois opposés et complémentaires de la modernité (Id. : 457) dans une perspective réflexive. Celle-ci est également caractérisée par un clivage majeur pour ce qui nous concerne qui voit s’opposer économisme et culturalisme, lequel est important ici. Le conflit entre l’économie et la culture peut produire une rupture à l’origine de tensions sociales, perspective ouverte par Beck (1986) comme on l’a vu précédemment avec la notion de modernité seconde. La conception du sujet comme acteur est un acquis théorique incontestable car il prend en compte l’aptitude du sujet à produire le social, d’où sa position de sujet réflexif.

Cette hypothèse est productive au plan méthodologique car elle permet de poser la société comme un champ conflictuel. Dans un certain nombre de cas, la faible intégration de pratiques sociales et culturelles explique la possibilité de conflits sociaux (Martucelli, 1999 : 484) et les rapports de classes. Elle est également intéressante en ce qu’à travers la notion de subjectivation, elle rend possible l’analyse de certaines catégories, qui tentent de s’imposer comme sujets et de reconstruire une unité entre le travail et la culture, entre les exigences du marché et des communautés. Il s’agit entre autres des membres des minorités, des migrants, et de tout ce qui concerne la banlieue (Bertucci, 2005).

La question de la réflexivité est complexe et les approches coexistent dans le champ des sciences humaines et sociales à la manière des différents moi chez Proust, qui cohabitent tout en se plaçant sur des territoires radicalement différents les uns des autres. On avancera que c’est me des caractéristiques de la réflexivité d’être apte à capter la pluralité et l’hétérogénéité. Ce faisant, elle est un élément constitutif de l’épistémologie des sciences humaines et sociales dans un contexte postmodeme.

Réflexivité, altérité, épistémologie

L’anthropologie développe depuis longtemps une réflexion sur l’altérité, notion qu’elle a mise en débat avec l’émergence de la réflexivité qu’elle a placée au cœur de son épistémologie. On retracera rapidement quelques étapes permettant de cerner la montée progressive de la réflexivité dans la réflexion des chercheurs en anthropologie, laquelle se fait à travers la déconstruction de la notion d’objet de recherche.

Lévi-Strauss (1968) pose comme préalable à la réflexion sur l’altérité que le problème du rapport à l’autre ne se pose pas seul. La spécificité de l’objet des sciences sociales tient à ce que leur objet est à la fois sujet et objet. Pour comprendre un fait social, il faut le saisir de l’extérieur mais aussi comme un objet dont on fait partie intégrante. Pour Lévi-Strauss, nous participons subjectivement à toutes les sociétés puisqu’elles sont humaines, mais elles peuvent devenir objet d’analyse si on admet la notion d’écart :

« Toute société différente de la nôtre est objet, tout groupe de notre propre société, autre que celui dont nous relevons, est objet, tout usage de ce groupe même, auquel nous n’adhérons pas, est objet. »
(1968 : XXIX)

C’est celui auquel je n’adhère pas, qui se constitue en tant qu’objet pour moi, qui est l’autre. D’une certaine façon, on peut dire que la construction de l’objet se fait par le biais de l’objectivation du sujet, de ce qui ne suscite pas son adhésion autrement dit, ce qui peut amener à dire que l’altérité en tant qu’objet de recherche procède du sujet dans la pensée de Lévi-Strauss (Amorim, 1996 : 59). La subjectivité est ce qui mène à l’autre et à l’objectivité (Id.), « au plus étranger des autruis comme à un autre nous » (Lévi-Strauss, 1968 : XXXI). Lévi-Strauss est très loin d’une pratique anthropologique de la réflexivité telle que cette dernière a été définie précédemment, du fait de sa conception de l’altérité. Selon Affergan (1987), l’anthropologie fait fausse route lorsqu’elle réduit l’altérité à une simple différence, quantifiable, mesurable, classable. Cette activité ne relève pas de la connaissance mais de la fonction logique de la raison. La différence ne modifie pas l’observateur :

« La conscience de la différence, comme conscience de la quantité, convoque seulement un objet de la proximité, afin que des comparaisons, substitutions, combinaisons puissent s’opérer ».
(1987 : 9)

L’altérité en revanche relève d’une nouvelle dimension de la conscience, exotique, qui essaie « d’embrasser le lointain et d’en élaborer une théorie » (Id.) et interagit avec l’anthropologue. L’altérité suppose l’abandon des repères. Dans ces conditions, la différence est le refus de l’altérité. Elle se situe sur un mode binaire, celui du semblable et du dissemblable. Pour sortir de cette impasse, la démarche de l’anthropologue selon Affergan vise dans un double mouvement à saisir autrui comme une altérité et à se saisir lui-même comme un autre dans une relation de réciprocité et par un processus interactionnel et proche du processus réflexif.

Affergan sort donc des catégories distinctes de l’objet et du sujet encore présentes chez Lévi-Strauss et fait du rapport à l’autre une des conditions de scientificité de cette discipline en construisant une figure de l’altérité radicale dont on peut se demander si, poussée dans ses plus extrêmes retranchements, elle ne relève pas pour se dire d’un autre genre discursif que celui de l’anthropologie (Amorim, op.cit. : 64). Ainsi, il nuance le clivage entre sujet et objet par la prise en compte de leur intrication et du fait du processus de réflexivité, il appréhende l’altérité non comme une pure extériorité, ce qu’Affergan appelle la différence, mais dans un processus interactionnel, dans le cadre d’une réciprocité, ce qui suppose d’admettre de pouvoir être modifié par autrui et n’est pas sans enjeu au plan linguistique et social notamment.

Cette conception d’une altérité réflexive, construite par l’anthropologie, est importante pour appréhender la modernité et elle n’est pas sans lien avec les analyses développées par d’autres sciences sociales à propos de la réflexivité.

Plus récemment, d’autres anthropologues, compte tenu de la place du terrain dans leur discipline, ont été amenés à réfléchir à l’incidence de leurs états d’âme et de leurs émotions sur leur sujet d’étude. Ils ont largement initié une réflexion sur la réflexivité et sur sa place dans l’épistémologie des sciences humaines et sociales. On peut penser notamment à Malinowski dès 1967 ou plus récemment à Ghasarian (2004) et d’une manière générale aux anthropologues américains, Rabinow en 1977, Wolcott en 1995.

Quel est l’intérêt de la réflexivité pour la recherche en sciences humaines et plus largement pour tout chercheur en relation avec un terrain ? Autrement dit, comment concilier l’objectivation inhérente à la recherche avec la part de subjectivité propre à chaque chercheur (Cohen, 2004 : 86) et que dire de soi chercheur au bout du compte en évitant l’anecdotique et le particulier ? Ceci suppose de considérer que la recherche est une expérience humaine qui se constitue en tant que recherche par le processus réflexif (Bertucci, 2007). Éclairante pour notre propos est l’analyse que fait Bourdieu de la manière dont il a conduit ses enquêtes sociologiques pendant la guerre d’Algérie, en prenant en compte la façon dont la spécificité du contexte pesait sur les modalités de l’enquête :

« Mener une enquête sociologique en temps de guerre oblige à tout réfléchir, tout contrôler en en particulier ce qui va de soi dans la relation ordinaire entre l’enquêteur et l’enquêté. L’identité des enquêteurs […] le sens même de l’enquête fait question plus que jamais pour les enquêtés eux-mêmes (ne s’agit-il pas de policiers et d’espions ?). Soupçon généralisé : à plusieurs reprises des agents de renseignements viennent, à la suite des enquêteurs, enquêter à leur tour sur la nature de l’interrogation qu’ils avaient menée […].
On ne peut survivre, au sens propre dans une telle situation qu’au prix d’une réflexivité permanente et pratique qui est indispensable dans les conditions d’urgence et de risques extrêmes, pour interpréter et apprécier instantanément la situation et mobiliser plus ou moins consciemment, les savoirs et les savoir-faire acquis dans la prime expérience sociale ».
(2004 : 68-69)

On insistera d’emblée sur le fait que la réflexivité n’est pas « une introspection psychologisante et autocentrée du chercheur » (Ghasarian, 2004 : 14) mais qu’elle est constitutive de la posture de recherche car elle suppose un travail constant du chercheur sur ses positionnements, ses angles d’attaque et une réactivité permanente, qu’illustrent très clairement les propos de Bourdieu sur une situation extrême, dans des conditions où la recherche risque d’être mise en cause à tout moment par le contexte de la guerre d’Algérie.

Ainsi comme Kaufmann (2001) et son approche fondée sur l’empathie par exemple, on admettra que loin d’être extérieur à son terrain, le chercheur contribue à la construction des faits. Il les co-construit et ne se borne pas à faire émerger des données préexistantes, qui lui seraient radicalement extérieures. En fait, le terrain devient un lieu d’investissement affectif et cognitif auquel se confronte le chercheur. Cette relation permet la production d’hypothèses sur un mode empirique, l’analyse part d’éléments fragmentaires qui ne visent pas d’entrée de jeu l’universel, la généralisation (Robillard, 2003 : 2-3).

C’est la raison pour laquelle on peut postuler que la neutralité du chercheur est « un rôle construit » et que l’histoire et la culture du chercheur forment et déterminent largement sa perspective (Ghasarian, 2004 : 15). On formera l’hypothèse que le terrain n’est connu au bout du compte, de manière consciente, qu’à travers le discours qui est produit sur lui, voire à travers le croisement des discours en interrogeant et en éclaircissant les principes épistémologiques, théoriques et politiques des productions, qui ne peuvent éviter de ressortir d’une idéologie, laquelle doit être élucidée par le chercheur. Il est donc peut-être préférable d’assumer la part de subjectivité de la recherche plutôt que de la contenir sans rien en faire, au risque de la voir déborder subrepticement du discours. Dans ces conditions, la recherche en sciences humaines, doit plus être un exercice de construction problématique d’une situation complexe qu’une description ou qu’une série de monographies et ce d’autant plus que l’ampleur, l’instabilité, l’hétérogénéité de fait du terrain rendent difficile une description univoque, stable et systématique. Á ce stade, se pose inévitablement le problème de l’écriture et du statut du texte en sciences humaines dont il faut souligner le caractère problématique. Les théories du « tournant pratique » ou practice theorist l’ont bien montré. Celles-ci se retrouvent autour de l’idée qu’il faut comprendre l’activité scientifique comme une globalité dont tous les aspects contribuent à la production du savoir (Schatzki, Knorr Cetina & Von Savigny, 2001). Rien n’est donné, tout est à négocier dans un processus réactif, qui prend ses distances avec la fiction du sujet connaissant et de l’objet à connaître et l’illusion de la neutralité (Stengers, 2006 : 68). L’écriture des articles en est une dimension.

L’écriture scientifique

L’écriture scientifique repose sur la convention communément admise d’une écriture blanche, comme la voix blanche est sans timbre et les vers blancs sans rime, c’est-à-dire dépourvue d’affects et se défiant des effets de style. Or les voies qu’emprunte le chercheur pour traduire, transcrire ce qu’il poursuit (récits de vie, entretiens, dialogues) ne sont pas en rupture totale avec les formes littéraires. Quelle que soit la discipline, le chercheur est bien aussi d’une certaine manière un auteur, dont on entend la voix en contrepoint dans les récits de vie ou les entretiens par exemple.

En ce sens, les processus discursifs de l’écriture de l’article mériteraient d’être considérés avec plus d’attention, phénomène déjà souligné d’ailleurs par Adam (1990) ou Affergan (1999) si l’on admet que dans l’écriture scientifique est à l’œuvre un processus de traduction, qui comporte une part de récit. Cette diversité des discours produit un effet de perspective dans le texte scientifique et construit une relation dialogique avec le thème de la recherche, qui permet de construire une distance du dedans. En ce sens, il y a de la créativité dans la recherche par la co-construction déjà évoquée (Porcher, 1997 ; Stengers, Schlanger, 1991 ; Kaufman, 2001). On fera l’hypothèse qu’il y a aussi une forme de littérarité, qui ne se reconnaît pas comme telle dans l’écriture scientifique, notamment dans le recours au récit, dans les descriptions ou dans les entretiens. Cette littérarité serait analogue à la littérarité de l’histoire clinique dont parlent les psychanalystes (Hillman, 2005 : 52) ou de l’histoire, qui s’ordonne comme un récit à partir d’une intrigue, voire à « une tranche de vie », à la manière d’un drame ou d’un roman (Veyne, 1979 : 36).

Évoquer l’écriture ne conduit pas cependant à abandonner la finalité première de l’activité scientifique, qui est la construction et la production d’un savoir. Elle engage cependant à prendre en compte la question des relations en jeu dès qu’on travaille non seulement sur les productions des locuteurs mais aussi sur leur contexte en didactique ou sociolinguistique par exemple. Le terrain est fait de la singularité d’expériences successives, de rencontres avec des individus ou des univers sociaux autres dont les caractéristiques conditionnent autant les modalités de la recherche que le savoir qui en est issu et dont l’hétérogénéité se stabilise dans la durée de l’écriture.

Si le texte scientifique est le lieu d’une « intertextualité savante » pour reprendre l’expression de Laplantine (2004), il n’existe qu’irrigué par la parole ou les textes des autres chercheurs et donc par une altérité constitutive dans un processus historique.

L’article n’est pas de fait, et malgré les apparences, clos sur lui-même mais il est nécessairement contextualisé, inscrit dans un processus historique et soumis à de nécessaires réactualisations. Il en est de même de la recherche en sciences humaines si on admet que son objet est instable, évolutif et mouvant. Ghasarian va jusqu’à dire que « chaque texte écrit par des chercheurs en sciences humaines n’est pas le reflet d’une réalité mais plutôt celui d’une sensibilité » (Op.cit. : 13). Soutenir qu’il y a une neutralité de l’écriture scientifique revient à méconnaître la part de créativité, qui revient au chercheur, et tout particulièrement lorsqu’il s’agit de décrire un terrain. La part du littéraire dans les mécanismes discursifs des monographies ou des comptes rendus d’entretiens a d’ailleurs été soulignée à plusieurs reprises (Adam et al. : 1990 ; Affergan : 1999). Le texte doit être construit de manière à ce que celui dont on rapporte les propos dans un entretien par exemple ne soit pas effacé, ce qui conduit à poser la nécessité d’une écriture dialogique, polyphonique qui fait apparaître l’intersubjectivité et l’altérité, la polysémie et l’hétérogénéité présentes dans la vie sociale, le terrain étant d’une certaine façon une métonymie de l’autre (Robillard, 2007). L’anthropologie est allée loin dans cette voie puisque certains chercheurs vont jusqu’à prôner la mise en place de différents types d’écriture à mettre en place, en fonction de la diversité des contextes et de la rencontre avec le terrain, en l’occurrence avec l’altérité (Van Maanen, 1988 : 140).

L’altérite au cœur de la recherche en sciences du langage ?

Or appréhender ce « hors de soi » pour reprendre la formule de F. Affergan (2006 : article altérité) pose un sérieux problème méthodologique. Comment saisir ce qui se présente à première vue comme un autre que soi et qui en fait pourrait bien être un autre soi ? Ce dilemme conduit à attribuer à l’autre des visages successifs : le sauvage, l’étranger, le migrant, jusqu’à la construction de classifications et d’inventaires de traits distinctifs voire discriminatoires. Or sortir de ce dilemme pour construire une méthodologie de recherche prenant en compte l’altérité suppose des modèles de recherche inédits, si on reste dans une posture de recherche classique, sans quoi l’altérité court le risque de demeurer un horizon, une question relevant plus de l’éthique que du champ des sciences humaines et sociales.

Cela suppose de renoncer à l’homogénéisation et d’assumer l’éclatement qui en résulte. En sciences du langage, assumer l’altérité oblige à vivre avec les langues, non d’un point de vue essentialiste et hiérarchique, mais à admettre qu’elles peuvent être instables, hétérogènes, contextualisées (Robillard, 2007) et qu’elles sont en relation étroite avec une temporalité qui les historicise, ce qui métaphorise en quelque sorte la posture de la recherche.

Dans ces conditions, il devient difficile d’envisager un rapport autre que symétrique avec l’autre, ce qui conduit à renoncer à une posture de recherche en surplomb pour adopter une démarche réflexive et autocritique, en décentrant les perspectives."

Cairn.info Place de la réflexivité dans les sciences humaines et sociales : quelques jalons  Marie-Madeleine Bertucci Dans Cahiers de sociolinguistique 2009/1 (n° 14), pages 43 à 55

 

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