Matérialisme (Naturalisme ou Physicalisme)
"[...]Le matérialisme, c’est l’hypothèse que tout ce qui existe est matériel et obéit aux mêmes lois physiques générales. Rien n’est à expliquer qui ne soit matériel ; rien ne peut s’expliquer qui ne soit matériel.
Le matérialisme est un monisme, c’est-à-dire une conception selon laquelle tout ce qui existe est d’une seule et même substance au sens le plus général du terme. Le matérialisme s’oppose, d’une part, au monisme idéaliste, et, d’autre part, à différentes formes de pluralismes ontologique (dualisme cartésien, vitalisme, émergentisme, etc.) pour lesquelles il existe plusieurs sortes de substances obéissant à des lois causales différentes...
De quel genre d’entités une science particulière s’occupe-t-elle ? Comment ces entités se situent-elles dans l’univers et parmi les entités dont s’occupent les autres sciences ? Voilà des questions ontologiques et donc philosophiques. Mais le scientifique ne peut s’en désintéresser, car la réponse qu’on
leur donne a des conséquences directes pour son travail. Sont en jeu la cohérence du tableau que les différentes sciences donnent conjointement du monde et les possibilités de collaboration entre ces sciences. Dans les sciences de la nature, une certaine cohérence du tableau global et la possibilité, voire la nécessité de collaborations interdisciplinaires découlent de l’acceptation générale d’une ontologie matérialiste [...]
Le pluralisme ontologique est une position qui, certes, n’a rien d’a priori inconcevable, mais qui tire ses meilleurs arguments de nos ignorances : ignorance biologique naguère, ignorance psychologique et sociologique aujourd’hui. En revanche, tous les véritables acquis scientifiques se situent
dans le cadre d’une ontologie matérialiste. Cette ontologie favorise la cohérence des sciences. Bref, à tous ceux qui se veulent scientifiques, il faudrait, pour sortir du cadre matérialiste, des raisons bien plus puissantes que celles qui ont été jusqu’ici avancées : une solide promesse de connaissances nouvelles plutôt qu’un constat précaire d’ignorance.
S’il est légitime de voir dans le matérialisme le cadre ontologique de la recherche scientifique actuelle, c’est dans la mesure où on le dissocie de cette généalogie inversée – mouvement vers une matrice commune – qu’est le réductionnisme systématique. Longtemps, on a vu la Science bien décou-
pée en grandes disciplines, destinées un jour à se réduire les unes dans les autres et toutes, en fin de compte, dans une science unique de la matière. Ce découpage disciplinaire rigide gouverne encore, dans une certaine mesure, l’organisation des institutions universitaires.
La réalité de la recherche est bien plutôt celle d’un réseau où les échanges intellectuels dessinent et redessinent des aires d’activité intense, petites ou grandes, incomplètement séparées les unes des autres par des zones de moindre communication, d’ignorance mutuelle ou, parfois, d’échanges hostiles. Des ensembles de recherche se coordonnent autour, par exemple, d’une découverte (comme celle de la structure de l’A.D.N.) ou d’une nouvelle méthodologie (comme celle de l’économétrie) et se développent puis se redispersent ou s’éteignent au bout de quelques années ou décennies (à moins que, hélas ! ils parviennent à survivre institutionnellement à leur sclérose intellectuelle). Les réductions véritables (comme celle de la thermodynamique à la mécanique statistique) sont des événements certes importants, certes heureux, mais rares. Elles ne jouent qu’un rôle mineur dans le mouvement des frontières disciplinaires.
Dan Sperber Les sciences cognitives, les sciences sociales et le matérialisme, Les sciences cognitives, les sciences sociales et le matérialisme
Cet article est paru en novembre-décembre 1987 dans le n° 47 du Débat (pp. 103 à 115).