Pro activité
"... À l’origine, le terme « proactif » est issu de la discipline « psychologique ». Il tend à signifier une personne qui agit sur des situations ou des processus donnés. Le neuropsychiatre existentiel autrichien, le Dr V. Frankl fut le premier à utiliser le terme « proactif » dans l’ouvrage : « Découvrir un sens à sa vie : Avec la logothérapie ». Cet auteur soulignait notamment le fait que dans n’importe quelles situations professionnelles, personnelles auxquelles est confronté l’humain, toute personne peut retrouver des ressources en faisant preuve de courage, volonté, mais également de responsabilité individuelle quelles que soient les situations auxquelles elle se retrouve confronté...
Le principe de la gestion « proactive » appliquée au travail social tend principalement à ce que l’ »usager » du service et/ou l’individu « pris en charge » se projettent dans un à venir qu’il doit se figurer et/ou imaginer. Les travailleurs sociaux suggèrent des comportements, font agir les individus administrés en les conseillant, les orientant… La notion de « proactivité » sous-tend que le travailleur social suggère à la personne en face de lui de « prendre en main la responsabilité de sa vie ».
L’objectif de cet individu « proactif » est qu’il maximise les bénéfices d’une situation, devienne responsable de lui-même sans chercher de causes extérieures quant aux causes de son état, en rapport à sa situation. Chaque personne « aidée » réalise à travers l’application de ces orientations un « monitorage de soi-même », un contrôle réflexif continu, de « soi par soi » en s’imposant des règles, une « hygiène » de vie…
En somme, il s’agit de transmettre à l’individu qu’il est responsable de son propre parcours de vie. Autrement dit, la solution est liée à sa propre perception du problème donnée, et donc à la réactivité des personnes. À chacun et chacune dès lors de s’autoentreprendre, d’envisager une attitude face à un problème donné.
La logique proactive est, selon nous, la conséquence de remaniements structurels et fonctionnels qui se sont accentués à partir des années 2000. De manière concrète, sur le terrain, il est possible de repérer différents niveaux qui favorisent la prolifération de la proactivité. À l’image de « poupées russes », les différents niveaux d’ordre économique, législatif, technique, technologique et pratique s’emboîtent. En interaction constante ces différents niveaux sont d’autant plus difficiles à cibler et donc à circonscrire.
Un niveau économique
On peut dater à la signature du traité de Rome en 1957 l’objectif de l’Union européenne de permettre la libre circulation des biens, capitaux et des services. Sur ce dernier thème, la Commission européenne présenta en 2003 un Livre vert, puis un Livre blanc. En 2004, l’ensemble de ces travaux préparatoires donna lieu à une directive dont l’objectif visait à créer un marché intérieur européen pour les services.
Selon la Commission européenne, le « marché » des services représentait près de 70 % de la richesse produite dans l’espace de l’Union.
En clair, la libre circulation des services signifiait de simplifier des obstacles administratifs, de favoriser la privatisation, le regroupement et la rationalisation des coûts et des effectifs, notamment dans l’ensemble des établissements sociaux et médico-sociaux, mais également au sein des administrations publiques.
Les services d’intérêt général (SIG) regroupent l’ensemble des services d’intérêt économique d’ordre général (eau, électricité, communication), mais également l’ensemble des fonctions régaliennes liées à la justice, la sécurité. Mais on y retrouve également les services sociaux d’intérêts généraux liés aux activités dites non économiques.
La conséquence directe de l’application de la « directive service » est le passage d’une logique de partenariat entre les services de l’État et, entre autres, les collectivités locales à une logique de prestation de service. Ce « dispositif » implique la mise en concurrence des structures, notamment à travers le déploiement du principe des « appels à projets », mais également de l’évaluation des activités institutionnelles.
Un niveau législatif
En France, de manière concomitante, différentes lois furent promulguées ces dernières années visant notamment à évaluer l’efficacité de l’utilisation de fonds publics. On peut citer la loi organique sur les lois de finances (LOLF) votées en 2001 et appliquée pour la première fois en 2006 qui tend à évaluer l’efficacité de l’utilisation des fonds publics, la Révision générale des politiques publiques (RGPP), devenu le dispositif de « Modernisation de l’action publique » (MAP) en 2012. Ces dispositifs législatifs induisent sur le terrain des remaniements budgétaires, organisationnels multiples allant de la « convergence tarifaire », à la multiplication des audits, ou à la mise en place de groupements de coopération.
En préalable à la directive services et à l’application de la RGPP, une loi-cadre pour l’action sociale et médico-sociale fut votée en 2002 : la loi 2002-2 du 2 janvier 2002 « rénovant l’action sociale et médico-sociale » (qui venait près de 27 ans après la loi fondatrice pour le secteur du 30 juin 1975) visait notamment à placer l’usager au centre du dispositif de prise en charge. Elle institua également le principe de l’évaluation permanente des activités, actions, projets, services, prestations des établissements sociaux et médico-sociaux.
Un niveau technique
Au niveau des institutions, les logiques de la performance sociale se diffusent parcimonieusement au sein des établissements. Les procédures de « démarche qualité », l’évaluation des activités, les recommandations de bonnes pratiques professionnelles deviennent des outils stratégiques à développer dans un objectif d’expansion associatif et territorial.
Il est demandé aux professionnels de participer, de s’impliquer à l’élaboration de ces dispositifs. De plus, des collègues ont pu me témoigner que certaines techniques managériales telles que le « Lean management » sont appliquées à l’action éducative. Ces méthodes dites de l’« amélioration professionnelle » visent à supprimer les actions, démarches jugées non productives, sans résultat visible. C’est comme cela que des travailleurs sociaux se doivent d’appliquer certains « process d’actions » spécifiques en fonction des situations éducatives réduites à des schémas d’interventions types.
Un niveau technologique
En parallèle à ces techniques, les technologies de fichages numériques prolifèrent au sein des services sociaux. La personne bénéficiant d’une aide sociale doit se conformer à des protocoles d’actions. Ses démarches sociales sont référencées au sein de logiciels de « parcours individualisés » auxquels les travailleurs sociaux se réfèrent régulièrement dans l’objectif notamment de vérifier la « cohérence » de la demande sociale.
Le bénéficiaire de l’aide sociale a donc des « droits et des devoirs » à respecter sous peine d’être radié ou classifié comme un cas complexe. Les néo-technologies numériques accentuent la logique proactive, à l’image du développement exponentiel des parcs informatiques dans les administrations ou bien de la prolifération des bases de données individuelles numérisées fonctionnant de manière réticulaire entre les institutions.
Un niveau pratique
L’ensemble de ces remaniements a des conséquences pratiques. L’administration du mérite nécessite entre autres d’évaluer les comportements des usagers. La naturalisation des comportements sociaux relègue au second plan l’influence du contexte social-économique sur la situation des individus considérés comme des êtres « vulnérables ».
À l’image de la transformation dans le référentiel de la formation d’éducateur spécialisé des « unités de formation » en « domaines de compétences », les professionnels de l’action sociale se doivent de relever les indicateurs de performance chez les usagers pris en charge.
De manière concomitante, le langage des professionnels se métamorphose des termes comme évaluation, projet, performance, effort, mérite, autonomie, compétence, « empowerment », qualités prolifèrent…
Par exemple, le concept de projet contient un « package » de valeurs étroitement lié à un modèle d’intégration propre à une société donnée. La mise en place d’un projet nécessite que l’individu élabore une stratégie de conduites de relations. La personne doit être connectée, développer des « preuves » en continue de ses qualités.
Chaque « projet individuel » peut faire l’objet d’une évaluation à l’aune d’une méthodologie particulière, d’outil comme celui du SMART. Cette méthode de management permet de circonscrire des objectifs d’un projet. Chaque projet doit être « Spécifique, Mesurable, Acceptable, et Réaliste dans un Temps déterminé ».
Ce système de représentation nécessite l’acquisition de dispositions spécifiques, de savoir-faire/être, par exemple, adapter son registre de langage en fonction de ses interlocuteurs, maîtriser des outils informatiques (notamment les réseaux sociaux), être curieux, à l’écoute, autonome, flexible, polyvalente…
L’individu connecté se projette dans un temps linéaire en configurant, élaborant différents éléments de son réseau de manière temporaire. Dans ce monde d’interconnexions permanentes, le monde privé n’est plus véritablement séparé de la sphère professionnelle, les mondes du loisir, de la famille, de l’activité salariale forment un « portefeuille d’activité » potentiellement mobilisable à tout moment.
L’autoentrepreneuriat est devenu une valeur centrale dans notre société, chacun doit « cultiver » son réseau, démontrée qu’il est « employable ».
Pour conclure, la gestion proactive appliquée au travail social s’avère être un principe d’action à double tranchant. Les individus « méritants » qui prouvent leurs capacités d’autonomie accèdent aux droits sociaux, les autres qui ne répondent pas ou peu aux sollicitations des travailleurs sociaux se retrouvent catégorisés, qualifiés, d’« incasables, assistés… ».
Ce processus favorise un « grand-partage » entre inclus et exclus, il laisse également sous-entendre que les droits sociaux, l’aide sociale sont liés à la capacité de mobilisation de l’individu « marginal ». Cette représentation au final induit le passage d’une « citoyenneté juridique inconditionnelle » à une « citoyenneté relative » liée aux réactions, efforts de l’individu."
cairn.info La gestion « proactive » David Puaud Dans Journal du droit des jeunes 2013/7 (N° 327), pages 14 à 16